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Trois ombres et demie se faufilaient de tuiles en tuiles jusqu’à atterrir sous la coupole Kel Halad, sommet de La Grande bibliothèque publique, mythes et livres anciens. Cette toiture avait deux particularités ; la première était d’être l’une des huit plus anciennes charpentes de la capitale ; entièrement conçue en bois, elle arbore trois couches de tuiles en ardoise rouges et n’a jamais souffert la moindre modernisation. La seconde était d’offrir une vue imprenable sur le Viaduc aux grêles, et donc sur la grande Banque Royale.

Sous le léger voile nuageux qui recouvrait la lune pâle, l’ambiance dans les rues de Blanchenuit était étrangement froide, et sans les lampadaires élancés des hauts quartiers de la ville ou les différentes enseignes publicitaires aux néons multicolores partageant leurs faisceaux avec les nombreux plants de flourenn-gouloù qui avaient envahit les toits des bas quartiers ces quinzes dernières années, on n’aurait cru errer dans une cité engloutie par les flots… ce qui offrait une couverture idéale aux sombres desseins de nos silouhettes vagabondes.

– Tu es sûr de ton coup, Ash ?

Cette voix légèrement enrouée était celle d’Ataroth, le chef des Roses noires. Celui-ci sortit de derrière un pan de mur en briques qui lui servait de cachette et offrit son visage aux lueurs artificielles des nuits citadines. Il avait les cheveux d’un noir profond et de nombreuses mèches en pagaille qui épousaient langoureusement chaque courant d’air. Ses yeux bleus gris scrutaient la grande grille de la banque royale devant laquelle deux gardes royaux étaient postés. D’ordinaire, le Viaduc aux grêles grouille de représentants de la loi et son accès est toujours extrêmement contrôlé. Il gratta lentement la barbe de trois jours qui recouvrait sur sa joue gauche une balafre remontant jusqu’au bas de sa pommette. Il portait une épaisse cape grisâtre qui le protégeait de la lumière et du froid, sous laquelle on pouvait distinguer une chemise blanche et un gilet noir élégant. Les manches de sa chemise étaient toujours relevées, sans doute pour induire l’idée d’un éternel labeur et elles laissaient apparaître les bandes de tissus gris qu’il avait nouées autour de ses avant-bras. À la ceinture de son vieux jean troué pendait nonchalamment dans son fourreau bordeau une vieille épée mal entretenue. À en croire la fine pellicule de poussière qui recouvrait le manche de cette arme, elle n’avait pas servi depuis bien longtemps. Il se tenait droit, en appui sur ses chaussures rouges mal lacées, les sourcils froncés, les mains sur les hanches, concentré sur son objectif tandis que derrière lui, les ombres s’animaient:

– C’est l’Artiste qui m’a r’filé l’info chef ! C’est du tout cru !

– Tout cuit.

– Quoi ?

– On dit du tout cuit.

– Même si je l’ai cru ?

– De quoi ? Qu’est-ce qui est cru ?

– Bah l’info ! Je l’ai cru, l’info : c’est du tout cru.

– Oh bouzin à gnome, Ash ! C’est pas ça l’expression… 

Cette discussion endiablée engageait les deux bras droits d’Ataroth, ou plutôt le gros bras un peu gauche, Sansho, et le bras adroit, Ash. Ce dernier sortit des ombres à la suite d’Ataroth et vint s’accouder à la rambarde de pierre, à ses côtés.

Ash était un jeune voleur talentueux et si son éducation n’était pas encore terminée – notamment d’un point de vue culturel ou grammatical – ce garçon demeurait de bonne compagnie et restait souriant et serviable en toutes circonstances. Il portait sur sa tête un large bandeau blanchâtre qui recouvrait son épaisse chevelure blonde renégate, ne laissant échapper sur son front qu’une grande mèche, ou plutôt une large touffe de cheveux ébouriffés. Il voyait le monde à travers deux grands yeux verts, naïfs et perpétuellement émerveillés et affichait de part et d’autre de son œil droit une longue cicatrice qui n’avait heureusement pas endommagé ce beau regard vif de gamin des rues.

– C’est bon, Sansho, tu vas pas m’en faire un frottage !

– Un fromage ! UN FROMAGE !

– Venez voir !, souffla sobrement Ataroth en levant la main.

Ash se renfonça dans sa cape grise trop grande pour lui, qui le recouvrait presque entièrement et il réajusta son sac brun rapiécé en bandoulière tout en marmonnant quelques noms de fromages. Lorsqu’il était nerveux, Ash tripotait la boucle de fer rouillé de la lanière de son sac en regardant ses chaussures et en parlant tout seul. Ce vieux sac délavé lui était extrêmement précieux, et à juste titre ; celui-ci constituait son seul héritage familial et avait la particularité de ne pas avoir de fond : ce sac magique pouvait être rempli indéfiniment et vidé à volonté ! En théorie, il suffisait de penser à l’objet que l’on voulait ressortir de ce bagage et d’y plonger la main pour s’en saisir. Malheureusement, les affres du temps avaient quelque peu altéré ce système et aujourd’hui, si Ash pouvait remplir le sac, il ne parvenait pas toujours à ressortir les objets qu’il souhaitait récupérer ; le processus était devenu des plus aléatoires… et le hasard faisait rarement bien les choses.

Sansho, qui était resté en retrait comme à son habitude, se renfrogna et croisa ses bras musclés avant de se redresser fièrement. Il avait une musculature travaillée mais atténuée par une couche de graisse que les abus de la table avaient su forger lentement, coup de fourchette par coup de fourchette. Il grimaça un peu en soupirant « frottage » et dévisagea Ash qui restait fixé sur ses chausses. Il étira sa fine moustache d’une main, la pointe de son bouc de l’autre et passa ses deux mains dans ses cheveux blonds pour réajuster les mèches de sa banane, habituellement si soignée :

– Ata, qu’est-ce que t’as ? T’as entendu le p’tit : c’est du tout CRU !

Ash ne releva pas, se contentant de diriger son sourire entendu vers Sansho. Ce dernier réajusta sa veste, ouverte sur son torse nu, et enchaîna, les bras écartés comme pour canaliser l’attention de ses deux complices :

– On se débarrasse de ces deux rigolos, on entre, on ressort avec le Sceptre du monarque et on va fêter ça !

Sansho abattit son poing avec force sur la paume de sa main et sourit de manière malsaine tandis que l’écho de ce choc s’éloignait dans la nuit.

– Skuik !

Ce couinement provenait de Tek, le ronard de l’équipe. L’habile vulpino-rongeur venait de bondir d’une des poutres de la charpente pour atterrir sur l’épaule d’Ash, duquel il était très proche. Il pouvait paraître étrange de se promener avec un rongeur de cette taille en ville mais il savait se montrer utile : Ataroth ayant eu une mésaventure tragique dans un poulailler il y a de cela quelques années, les Roses noires n’utilisaient plus de poulets voyageurs, comme il en était coutume à Roselarme. Tek remplissait cette tâche, servant de messager à ces bandits et faisant quelques sales besognes supplémentaires lorsqu’il s’en sentait le courage. 

Tek à raison !, répondit Ataroth en se tournant vers ses acolytes, on ne devrait pas se précipiter… l’Artiste t’a expliqué pourquoi la banque n’était pas gardée ce soir ?

Ataroth prétendait comprendre parfaitement ce que disait Tek, mais certaines déconvenues passées et le visage surpris du rongeur pouvaient attester du contraire.

– Il m’a dit que La Taverne du gros qui boit organisait une soirée spéciale en l’honneur des officiers et que l’entrée était gratuite pour les membres de la garde royale… Ils auraient tous déserté leur poste pour au moins une heure. D’après lui, c’est un créneau suffisant pour s’introduire dans le coffre, dérober le sceptre et en ressortir ni vu, ni cocu.

– Ni connu…

– Bon !, trancha aussitôt Ataroth. Bien que nous n’ayons aucune raison de douter de l’incompétence des hommes de Shôko, mieux vaut être prudent. Sansho, Tek, vous allez aller jeter un œil à cette petite sauterie et si les troupes de sa majesté reviennent, vous nous prévenez ! Ash, avec moi, on va aller effectuer un petit retrait auprès de notre banquier.

Sansho acquiesça, fit volte-face suivi de prêt par Tek et bondit par dessus la rambarde sud du bâtiment pour entamer sa descente le long de la toiture de tuiles rouges, en direction des quartiers inférieurs où se trouvait la fameuse taverne. Après un court moment de réflexion, Ash s’avança et rompit le silence :

– Alors… comment on va s’y prendre cette fois, chef ?

Ataroth se retourna en direction de la banque, scruta à nouveau les deux gardes et sourit :

– Avec douceur, Ash…

Ash sourit à son tour et, sans plus de cérémonie, il se mit à fouiller dans son sac.

– Non Lieutenant ! Le tout, c’est de ne pas saler en cuisson pour ne pas assécher la viande. Sinon, on se retrouve vite avec de la bidoche bouillie et je peux vous dire que vos convives vont faire la gueule…

– J’ai bien compris ça, Maril ! C’est cette histoire de sucre qui m’échappe…

Le sergent Bidreau Maril réajusta son couvre-chef à plume et hocha la tête d’un air entendu. Il se redressa, fier de lui, et reprit :

– Lorsqu’on la chauffe, la carotte libère du sucre, ça permet de caraméliser un peu les aliments et d’induire cette impression d’aigre-doux. C’est très léger ; dé-li-cieux !

Le lieutenant Cristo Garem avait sorti un calepin et raturait frénétiquement le bas de page. Il avait toujours eu du mal à orthographier correctement « déglacer ».

– Du sucre ? Dingue ça…

– Ouais… la première fois, je n’y ai pas cru non plus !

– FAIS MOI UN CALIN !

– Euh, c’est très gentil lieutenant mais je ne suis pas sûr que…

– MAIS C’EST PAS MOI QU’AI DIT ÇA, IMBÉCILE !

Les deux gardes se redressèrent subitement. Le lieutenant lâcha son calepin et dégaina son épée. Le Viaduc aux grêles était vide : quelques tonneaux par-ci, un calinours par-là…

– FAIS MOI UN CALIN !

Le sergent Maril sursauta. Un calinours abandonné, comme ça, au milieu de la rue ? Qui ferait cela à un calinours ? Il était beaucoup trop mignon… Ça ne sentait pas bon et il le savait. Il tira son épée et avança prudemment à la suite de son lieutenant.

– Regarde ça Maril, c’est qu’un calinours. J’en avais acheté un à ma gamine, c’est vraiment triste d’en voir un dans cet état ! Les gens de nos jours…

Le lieutenant écarta sa cape écarlate, rengaina son arme et s’avança. Il attrapa doucement le calinours pour l’analyser : cette peluche ne semblait pas trop abîmée. Les deux boutons qui lui servaient d’yeux étaient dépareillés et son ventre avait été rapiécé d’un patchwork orange mais, globalement, ce calinours ne semblait pas avoir été victime de maltraitance. De plus, le mécanisme fonctionnait toujours. Cristo tira sur la languette située au dos de la peluche et attendit quelques secondes, un large sourire figé sous sa fine moustache brune :

– FAIS MOI UN CALIN !

– Ahah ! Tu vois Maril, comme neuf ! J’vais peut-être le ramener à mon petit dernier… Il joue toujours avec le même, ça lui fera sûrement plaisir d’en avoir un aussi mignon. Tu ne le trouves pas mignon, Maril ? Hein ? Maril ?

Le sergent Maril ne répondit pas. Garem se retourna lentement, surpris de ce silence pour se retrouver nez à nez avec un grand brun armé d’une batte de bois. Il eu tout juste le temps d’apercevoir le sergent Maril, inconscient sur le sol, au pied d’un blondinet emmitouflé dans une cape trop grande pour lui, avant de recevoir sur la tête un puissant coup droit qui coupa court à toute réflexion plus poussée. Le bon lieutenant tomba raide comme un piquet sur le sol.

Ataroth jeta le bout de bois qui s’était brisé au contact du lieutenant Garem par dessus son épaule et se tapota les mains pour en enlever la poussière tandis qu’Ash rassemblait les corps inconscients des deux gardes derrière un tonneau. Ils scrutèrent quelques instants les alentours pour voir si un quelconque témoin avait mérité une petite visite ; personne. Ce quartier n’était pas vraiment fréquenté en soirée. Quelques badauds pouvaient passer pour rallier leurs appartements mais en général, le Viaduc aux grêles n’était visité qu’en journée, lorsque la banque était ouverte au public.

Parfait. Fouille-les, vois si tu peux trouver des clefs, ça nous ferait gagner du temps pour la grille… Et attache-les au lampadaire, qu’on en enttende plus parler.

– Oui, chef !

– Ah ! Et récupère le calinours, on ne peut pas le laisser là : il est vraiment trop mignon.

– Bien sûr, chef, nous ne sommes pas des monstres.

Ash vida soigneusement les poches des deux gardes. Il pu récupérer huit soussous, un badge, deux épées, deux chapeaux à plume, une boîte de pastilles pour la gorge, un calepin sur lequel était inscrite une recette de cuisine et un trousseau de clefs. Il fourra le tout dans son sac, à l’exception du trousseau, puis traîna les deux corps inconscients au pied du lampadaire le plus proche pour pouvoir les ligoter soigneusement, et enfin ramassa le calinours. Il hésita un instant à le remettre dans son sac, étant données les difficultés qu’il pouvait avoir à l’en ressortir… il lui fallu quinze bonnes minutes de fouilles hasardeuses pour le récupérer. Il prit le temps de le dépoussiérer un peu avant de le plonger à contre cœur dans sa besace magique et de s’en retourner :

– V’là chef, j’ai les clefs !

– Bien…

Ataroth et Ash s’approchèrent tranquillement de la grille qu’un tour de clef déverrouilla rapidement. Ash poussa la grille qui grinça comme un patron de bar le jour de son contrôle fiscal et nos deux amis purent pénétrer l’enceinte de la banque royale. Ils suivirent le court chemin pavé qui menait de la grille à la grande porte de bois massif qui marquait l’entrée du bâtiment. Au dessus de l’arc de pierre, qui couronnait cette grande porte massive et sur lequel était inscrite la devise de la banque « Prêter n’est pas donné ! », étaient érigées les statues des différents trésoriers du Royaume, de Dalimen Ariloktes, tout premier trésorier du premier roi des andari, à Emylo Daskilopten, trésorier actuel du Seigneur Dhézano. La plupart des détails ouvragés de l’édifice étaient presque aussi anciens que la cité elle-même, et pourtant les dorures qui les ornaient étaient flambant neuves. Elles étaient restaurées régulièrement par les meilleurs artisans du royaume afin que chacun puisse contempler sa prospérité. Ataroth s’attarda quelques instants à les contempler avant de déclarer solennellement :

– Ash, vois-tu : de ces hauteurs, des millions de soussous nous contemplent…

Ash hocha de la tête d’un air entendu, ce qui indiquait qu’il n’avait pas vraiment saisi l’allusion. Il s’approcha de la porte et tenta de jeter un coup d’œil par la serrure pendant qu’Ataroth essayait de discerner une présence sous les grands saules de la cour. À l’intérieur comme à l’extérieur, tout semblait vide : la voie était libre. Ash glissa la seconde clef dans la porte de la banque, qui s’ouvrit sans plus de résistance. Ils se regardèrent, sourirent et s’engouffrèrent sans un bruit dans la pénombre chaude du bâtiment.

– Skuik ?

– Juste à gauche, derrière l’escalier.

Sansho montra du doigt la ruelle en contrebas d’un geste précis, tirant une ligne parfaitement droit du haut de son épaule au bout de son index. Ils seraient bientôt arrivés au « Gros qui boit » et n’avaient pas croisé grand monde. Les quartiers bourgeois de la ville étaient d’ordinaire plus fréquentés et hormis quelques jeunes fêtards qui se dirigeaient vers la Place aux cailles, réputés pour ses bars de nuit, les rues semblaient désertes. Tant mieux, Sansho n’appréciait guère la compagnie lorsqu’il devait partir en reconnaissance. Surtout la compagnie des gardes du roi, ou pire, des jeunes.

Ils descendirent rapidement un premier escalier de pierre qui les mena à une charmante place arborée où était installé un stand éphémère de ploumates devant lequel traînaient quelques noctambules affamés, puis ils poursuivirent leur descente par un second escalier, puis un troisième… pour finalement atteindre l’entrée des Bas-fonds. Avec l’âge, Sansho commençait vraiment à détester Blanchenuit. La cité royale est construite en étages. Les principales institutions, telles que les banques, les grandes écoles, les monastères des différents cultes, les logements des hauts fonctionnaires, les sièges des guildes ou les logements des plus grands acteurs économiques sont réunis dans les beaux quartiers de la ville, en hauteur, là où les roses noires doivent logiquement se rendre pour « travailler ». Lorsque l’on descend un peu, on se retrouve sur les grands ponts qui enjambent les courants tumultueux de Bellerive, depuis la cascade jusqu’aux abors de la ville, ponts sur lesquels sont construits les habitations des commerçants les plus aisés, des artisans de la mode et des bourgeois en tout genre. On y trouve également tout un réseau de restaurants, de cafés et de bistrots qui illuminent les rues de leurs enseignes en néon et de leurs majécrans, rues où les Roses noires se rendaient généralement pour mettre « du beurre dans le pinard », comme se plait à le décrire Ash, ou pour célébrer la réussite de leurs méfaits.

En poursuivant la descente le long des escaliers sinueux de la vieille ville, on atterrit bien vite dans les Bas-Fonds. Sous les diagonales des ponts aériens des beaux quartiers qui surplombent les Bas-fonds, la lumière naturelle commence à se faire rare et on passe la principale partie de sa journée à l’ombre. Partie plus ancienne de la ville, et donc plus vétuste, elle est naturellement devenue le foyer des classes modestes, telles que les petits artisans, certains commerçants, les prostitués, les travailleurs sociaux et, à cause de son obscurité quasi permanente et de son aspect plutôt labyrinthique, un repaire pour tous les malandrins du royaume. Cependant, depuis que le roi a fait construire un système moderne de gestion des crues, Bellerive ne déborde plus à la première averse sur les Bas-fonds, les rues ont pu être pavées et quelques lampadaires on été installés. Le prix des loyers a donc quelque

 peu augmenté et, aujourd’hui, certains jeunes des quartiers supérieurs viennent même s’encanailler dans les tavernes les moins sordides du coin, au grand dam de leurs parents et pour le plus grand bonheur des voleurs du quartier. C’est aussi là que se trouverait le quartier général des roses noires.

Il existe une partie inférieure aux Bas-fonds appellée La ville sous la ville, auxquels ont peut accéder par des escaliers plutôt rares, qu’habituellement aucun individu sensé ne recherche. Personne ne sait vraiment ce qui traîne là-dessous, et la plupart du temps, personne ne veut savoir. Certains illuminés prétendent même qu’il existerait quelque chose en dessous, dans les profondeurs de la ville, d’où remonteraient des grondements inquiétants, mais une enquête royale a démenti l’information et personne n’a encore osé vérifier. Sansho fit une courte halte pour reprendre son souffle. Il se laissa dépasser par un couple d’élégants parfumés qui descendaient sans doute s’arsouiller Place de la liche d’or. Des bas-fonds s’élevait un air de jazz, résidu de fête et de nostalgie qui résonnait dans la nuit :

Nous en avons vu, nous autres, des tragédies,

Des drames de pacotille, des crimes, des hérésies,

Mais jamais plus nous ne pleurerons

Plus que nous le fîmes cette soirée :

Lorsque nous trouvâmes au sol, assassinée,

La musique de mon père que nous chantions

Aux noces des princes et des bandits.

Pour le souvenir ou pour l’oubli.

Durant les nuits de cauchemars et d’insomnie,

Nous n’avions plus de consolations,

Mais jamais plus nous ne pleurerons

Plus que nous le fîmes cette nuit :

Après avoir enterré tous ces refrains,

Les notes de mon père que nous chantions

Les soirs où l’alcool ne pouvait rien

À nos pertes ou à nos chagrins.

Sur le pavé de Blanchenuit ne résonnera plus

La musique de mon père.

Un salaud l’a tué, car il ne voulait plus

De cet air.

Il voulait que ça bouge et que ça déménage,

Que ça se vende !

Mais la musique de mon père est sauvage,

Elle se truande.

Ce soir, contre le mur crasseux

D’un bistrot malfamé, miteux,

La musique de mon père

gît,

Ce soir, sans faire ses adieux,

Tout comme mon vieux,

Elle redevient poussière

avec lui.

Sansho prit une grande inspiration, essuya la sueur qui perlait à son front et s’engouffra à petite foulée en direction de la ruelle qu’il avait indiquée à Tek, quelques étages plus tôt. Cependant, le fulgurant binôme dû stopper net sa progression en apercevant qu’une foule inhabituellement agitée grouillait dans l’artère d’ordinaire peu fréquentée qui les séparait de la ruelle au fond de laquelle se trouvait leur destination. Sansho se réfugia rapidement derrière une pile de tonneaux, aussitôt suivi de Tek qui se hissa au sommet de l’entassement de bois.

– Dispersez-vous ! Au nom du Roi…, s’égosillaient les gardes qui s’étaient regroupés pour barrer le passage aux badauds colériques.

– On s’dispersera quand c’est qu’on voudra, mon gars !, répliqua un imposant gaillard, les manches retroussées et une large batte de bois bien en main. Il fut immédiatement soutenu par un cri guerrier du collectif très hétéroclite qui le suivait. Un nain, quelques farfadets, un groupe d’humains, un orc et même un troll qui semblait perdu, mais qui faisait corps avec le reste du troupeau.

– Encore des émeutiers…, soupira Sansho. Cela fait des semaines que ça dure, et c’est de pire en pire.

– Skuik, kuik Skuuuik ?

– Ça m’étonnerait, les bas-fonds ne sont pas tombés si bas. Si les gardes étaient au Gros qui boit pour une célébration, ils ne se seraient pas fait délogés par cette bande d’enclumés…

– Skuik ! Skuik…

– Ahah Ahahah, j’te le fais pas dire., gloussa bêtement Sansho. 

La rue avait été saccagée, une odeur de brûlé avait envahi les lieux et la tension continuait de monter. La ruelle au fond de laquelle se trouvait le vieux bistrot du Gros qui boit n’était plus loin, si les coups commençaient à pleuvoir, ils pourraient se faufiler jusqu’à celle-ci.

Il ne fallut pas attendre bien longtemps : une voix plus haute que l’autre, une bousculade et soudain, les gardes sortaient leurs matraques électriques et les cliquetis froids et les bourdonnements des marinas bleues firent des étincelles, au rythme des coup d’estoc des armes de fortune du groupuscule renégat.

– Au noooom du rouaaaaaah !

– Maintenant !, souffla Sansho en s’élançant en direction de la ruelle qui se trouvait quelques mètres devant lui, quelques pas derrière la rixe naissante.

Les deux compères n’eurent aucun mal à disparaître dans la ruelle du Lièvroie qui serpentait dans l’obscurité jusqu’à une petite place supposée abriter la taverne du Gros qui boit. Sansho et Tek rasaient les murs le plus silencieusement possible, enjambant les tonneaux renversés, les caisses vides au contenu probablement dérobé et les tuyaux d’évacuation. Ils arrivèrent rapidement à l’embouchure de la rue, puis de la place, où l’obscurité et le silence régnaient en maîtres incontestés. S’il y avait eu une fête ici, elle était terminée depuis longtemps. L’immeuble abritant la taverne se situait en retrait de la place avec l’entrée sous l’escalier du fond de la cour qui faisait

office de terrasse. Tek s’approcha silencieusement, de tonneau en tonneau, jusqu’à arriver assez près pour constater que, hormis la façade qui était restée debout, le bâtiment était en ruine. Le toit de l’établissement s’était effondré sous le poids de l’escalier et des planches recouvraient maintenant les entrées du bâtiment. Tek descendit d’un bond de son baril et s’approcha d’un tas de gravas. Il extirpa tant bien que mal une vieille enseigne de bois des décombres et la tendit à Sansho, qui s’approchait lentement en prenant soin de ne pas faire de bruit. Il la saisit, souffla pour lever le voile poussiéreux qui la recouvrait, pour pouvoir déchiffrer malgré la pénombre l’inscription qui y était gravée : « Au gros qui boit, taverne & restaurant traditionnel »

– On dirait que le gros a fini de boire…

– Skuik ?!

– Cette taverne semble avoir brulé… le brasier est froid ; c’est récent, mais ce ne sont pas les émeutes de ce soir. Bon dieu, qu’est-ce qui se passe ici ? Il n’y a pas la plume d’un garde.

– Skuik ?!

– Soit les gardes ont enfin compris comment faire une fête digne de ce nom, soit… 

Un bruit de gravas fit sursauter Sansho, qui se retourna aussitôt tandis que Tek s’était plongé d’un bond dans l’obscurité. Un vieil homme barbu s’était extirpé de derrière une caisse et semblait tituber dans la direction de nos amis, les bras tendus en avant. Sansho le saisit par le col et le repoussa en arrière, dégouté par l’odeur de transpiration et de vinasse bon marché qui émanait de cet individu :

– Ah ! Vieille âme que la sienne, et après lui des nuées de rats,

des caravanes de corps essoufflés,

ses ombres et ses démons

qui vont ronger le monde.

À sa suite,

chaos, retombée de cendres et la ville en un instant

se tait. 

Par terre de cadavres et de vestiges où tes pas

dans la poussière chaude du souvenir s’effacent

inéluctablement.

Ni pleurs, ni cris, juste

le silence.

Une cacophonie

de silence.

Et toi, corsaire, tu as aux yeux des larmes

de rasoirs

et tes regrets sont dans tes poumons

des boulets de canon

dirigés contre toi-même.

Bientôt, pour toi aussi,

aigrefin, canaille, marin,

la fin, le silence

et la paix.

Sansho se décrispa et desserra les poings. Tek revenait doucement vers lui, en levant les yeux au ciel. Il s’agissait du Prophète, un vieux fou qui arpentait les rues des Bas-fonds en criant toutes sortes de prophéties insensées à qui voulait bien l’écouter. Parfois, en échange d’une petite pièce ou d’un ticket restaurant, il acceptait de révéler votre avenir, mais même lorsqu’il était sobre, ses prévisions restaient incompréhensibles. Dans tous les cas, aujourd’hui, à l’odeur, il était clairement imbibé. Hagard, halluciné, il s’éloignait peu à peu de nos deux compères sans les avoir vraiment remarqué :

– Après que nous nous sommes entre-tués,

après nos guerres et nos morts,

après la mienne,

et après la tienne, matelot,

en viendra une dernière.

Une guerre fratricide durant laquelle,

en plantant notre lame dans le corps de notre adversaire, 

nous souffrons autant que de nous l’être enfoncée

en nous-même. 

Le sang versé sera alors salé

Comme des larmes,

Comme tes larmes de rasoir,

Comme le souvenir des miennes.

Le vieil homme tourna au coin de la rue et bientôt sa complainte devint inaudible ; le calme était revenu dans la ruelle. Sansho se gratta la moustache nerveusement avant de se retourner face à la ruine de taverne. Il secoua la tête pour se débarrasser des derniers relents de prophétie et fronça les sourcils :

– L’Artiste… Je crois que l’Artiste s’est foutu d’notre gueule ! Il n’a jamais été question de soirée uniforme ni de… 

– Skuik ?!

– Va les prévenir, vite ! C’est un traquenard !

Tek s’élança, bondissant de caisses en tonneaux, à une allure impressionnante. Il disparu rapidement dans l’obscurité et laissant se dissiper l’écho de ses pas feutrés et de ses « skuiks » affolés. Sansho leva les yeux en direction de la banque, qui apparaissait au loin, entre deux ponts supérieurs.

La banque était plongée dans une pénombre immobile. La seule source de lumière était celle de la lune et des lampadaires de la ville, qui filtraient à travers l’immense vitrail qui surplombait le balcon royal, séparé du parterre du hall par deux immenses escaliers en pierres brutes. Les seuls bruits étaient ceux des pas de nos deux intrus sur le long tapis de velours rouge qui reliait la porte d’entrée à la grille de bronze, sous le balcon royal, qui assurait la sécurité de la salle des coffres du roi.

Malgré l’obscurité, Ataroth et Ash filaient à travers le hall, chipant par-ci par-là sur les bureaux de bois massif des banquiers les différents objets de valeur qui leur passaient sous la main : maricalampes dorées, boîtes dorées, chaises dorées… Tout ce qui paraissait doré finissait au fond du sac magique de notre jeune voleur et toujours pas la moindre trace de la garde royale !

Ataroth arriva face à la grille qui, bien entendu, résista à la pression de sa main sur la poignée. Il savait que la clef n’était pas au trousseau du garde, étant donné que seul le roi et le directeur de la banque possédaient un exemplaire de cette clef.

– Ash…

– Oui, chef !

Ash s’activa pour rejoindre Ataroth devant la grande grille. Il plissa les yeux pour décrypter l’anatomie du mécanisme d’ouverture dans l’obscurité ambiante. Il s’agissait d’un modèle unique, fabriqué sur-mesure par Adriam Forak en personne et présentait une série de huit contre-mesures de sécurité. Ash sourit. Il plongea la main dans sa poche pour en ressortir une petite fiole de verre surmontée d’un vaporisateur de parfum et contenant un liquide luisant d’une teinte verdâtre. Il vaporisa sur la serrure le produit, et, rapidement, elle se mit à fumer puis à goutter sur le sol en un épais fluide grisâtre. Bien vite, la porte céda sous la pression des bras maigrelets du jeune voleur qui semblait particulièrement fier de lui. Ataroth haussa les sourcils, apparemment surpris :

– C’était une des fioles de Rayek ?

– … 

– Il t’a laissé l’embarquer ?

– …

– …Tu sais ce que c’était au moins ?

– …Ouais bon, voilà quoi, c’est ouvert… On y va ou pas ?, souffla Ash avant de s’emmitoufler nerveusement dans sa large cape grise en fronçant les sourcils, l’air agacé.

Ataroth sourit et fit signe à Ash d’avancer. Il jeta un œil à la flaque de métal sur le sol qui avait commencé à ronger le tapis. La fumée qui en émanait avait viré au bleu et commençait à sentir la vanille. Il haussa les épaules en s’engagea à la suite du voleur pour disparaître dans l’escalier de marbre qui descendait vers la salle des coffres.

Tek remontait deux à deux les grandes marches jusqu’à arriver sur le Viaduc aux grêles. Il s’arrêta net et se mit à couvert derrière une caisse de bois. Un bataillon entier de gardes se réunissait devant la grille de la banque. Aucun signe d’Ataroth ni d’Ash.

– Skuik…, jura-t-il nerveusement, essoufflé par sa course effrénée.

Quelques gouttes de liquide verdâtre plus tard, Ataroth et Ash avaient pénétré la salle des coffres puis l’intérieur du coffre royal, alors plongé dans une obscurité totale. Ash fouillait désespérément dans son sac, jusqu’à y dénicher une maricalampe de poche qui semblait être en état de marche. Il ne se rappelait pas en avoir volée une, mais ce n’était pas si surprenant ; il ne se rappelait pas de tous ses larcins, car voler était devenu un réflexe, aussi naturel qu’inconscient… ce qui expliquait le chaos qui régnait dans son sac.

Ash tourna rapidement la molette métallique de l’appareil et ce dernier s’embrasa d’une lueur orangée vive, révélant au grand jour le trésor du Roi. Ataroth se redressa aussitôt et s’avança nerveusement en direction d’Ash, les yeux écarquillés. Ash resta immobile, bouché bée : la salle des coffres avait été dévastée, vandalisée, profanée. Les tiroirs des grandes étagères de bois massif qui recouvraient l’intégralité des murs de la salle gisaient sur le sol, éventrés. Certaines de ces armoires avaient même été renversées. Les coffres de bois ornés de runes andariques avaient été forcés et les malles à bijoux vidées de leurs richesses gisaient là, béantes et inutiles. Il ne restait des œuvres d’art aux valeurs inestimables qui étaient jadis conservées dans cette pièce que le souvenir imprimé aux murs par l’absence rectangulaire de poussière sur ces derniers. Ataroth avança de quelques pas, essayant de percevoir le fond de la grande salle afin de discerner si les réserves d’or, derrière leurs barreaux d’acier, avaient été épargnées : elles s’étaient également volatilisées. Les trois cent mètres carrés de trésor s’étaient envolés alors même que la serrure ne semblait pas présenter de trace d’effraction.

– Ch… Chef ? C’est quoi ce… Qu’est-ce qui se passe ?, balbutia Ash, toujours immobile à l’entrée de la pièce.

Ataroth ne répondit pas. Il avait aperçu un coffre qui semblait intact et s’en était approché à pas de velours. Il tira son épée et ouvrit le couvercle lentement avec la pointe de son espadon. Le coffre rembourré de velours rouge ne contenait plus l’or auquel il était destiné mais une simple carte de papier blanc. Ataroth rangea son épée, s’accroupit lentement et saisit la carte sur laquelle était imprimée la gravure d’un crâne surmonté d’un haut de forme et dans lequel étaient plantées une canne et une épée courte. Son œil droit contenait une pièce de cuivre. À côté de ce symbole apparaissait une inscription manuscrite : « la garde vous traque, mais pour vous une corde toujours au balcon suspendue, amicalement. Les Anars Chics. »

Ataroth se redressa sans quitter des yeux l’étrange carte de visite, qu’il glissa dans la poche intérieure de veste.

– Ash, je crois qu’on va devoir rendre une petite visite de courtoisie à l’Artiste… Ce salopard nous a doublé. Ash ? Hé ho ? Ash ?

Ash ne répondit pas. Ataroth se retourna lentement, surpris de ce silence, pour se retrouver nez à nez avec un garde moustachu armé d’une planche de bois. Il eu le temps d’apercevoir Ash, inconscient sur le sol, au pied d’un garde grassouillet surmonté d’un couvre chef à plume, avant de recevoir sur la tête un puissant coup droit qui coupa court à toute réflexion plus poussée. Ataroth tomba, raide comme un piquet, sur le sol.

Tek était entré furtivement dans la banque à la suite des gardes qui semblaient focalisés sur l’escalier qui menait à la salle des coffres, au fond de la banque. Il trouva refuge derrière un bureau et scruta quelques instants les environs. Il pouvait dénombrer deux bataillons entiers, soit une vingtaine d’uniformes, disposés soigneusement pour bloquer toute tentative d’évasion depuis le coffre royal. Tek pesta intérieurement. Des bruits de pas lourd résonnant depuis la cour de la banque le firent sursauter. Sans perdre la moindre seconde, il s’élança dans l’obscurité pour atteindre la colonne la plus proche. Il entama une ascension rapide et quasi inaudible pour rallier la charpente, au dessus du grand lustre magistral qui surplombait le hall. De là, il pouvait observer les festivités sans risquer d’être pris : après tout, lui aussi était recherché activement par la garde pour complicité de larcin, association de malfaiteurs, crime organisé et évasion fiscale – une sale histoire -, abus de biens sociaux, etc.

Un parfum familier assaillit soudain les narines entraînées du rongeur et, baissant aussitôt la tête pour scruter les environs, il aperçut une silhouette qui ne lui était pas étrangère : le capitaine Shôko venait de faire son entrée dans l’embrasure de la porte, accompagné de deux gardes supplémentaires. Le poil gras de Tek se dressa aussitôt sur son dos :

– Skuik !, se promit-il à lui même en rabattant nerveusement les épis de colère qui hérissaient son verso.

Ataroth sursauta. Ses yeux tentèrent de s’ouvrir, mais se refermèrent aussitôt. Il fronça les sourcils, essayant désespérément de bouger, un bras, ou une jambe, ou encore l’autre bras ; sans succès. Ses pensées n’arrivaient pas à se figer sur ce simple objectif, à faire se mouvoir ses membres, engourdis par une douleur éparse dont l’épicentre semble être le flanc arrière gauche de son crâne. Balôté, ou bien traîné sur le sol, il percevait cependant quelques bribes d’une conversation :

– Et le trésor royal, lieutenant ? C’est vide ! C’est dingue…

– Je ne sais pas, Maril, il ne devrait pas être loin…

Ataroth essaya de prendre la parole, sans succès. Ses pensées étaient floues, impossible pour lui de maintenir les yeux ouverts plus de quelques secondes, ni de fixer son regard sur quoi que ce soit durant ce court laps de temps. Une cape rouge, une armure royale, une moustache… Il déglutit lentement. Il avait pris un sacré coup sur le crâne.

– Le capitaine ne va pas être content, lieutenant…

– Ne t’inquiète pas, je suis sûr qu’on retrouvera chaque piécette dans l’sac du p’tit blondinet. D’après son dossier, il a un sac sans-fond du royaume de Vern.

– Nooon… le sac marron, là ?

– Oui, d’ailleurs attrape le sac et menotte-les, on remonte…

Ataroth entendit quelques bruits de pas, il sentit une force le soulever et aperçut brièvement Ash, qui semblait toujours inconscient. Sa tête se mit à tourner et il perdit à nouveau connaissance.

Ataroth sursauta une nouvelle fois ! On venait de le secouer pour le réveiller. Il prit une grande inspiration et se concentra sur son environnement. Il cligna nerveusement des yeux pour tenter de lever la brume qui obstruait sa vue. Il était à genoux, sur le tapis de velours rouge du grand hall de la banque, face à un bataillon d’une douzaine de garde.

– Chef !

– Silence !

Le lieutenant Garem mit une petite tape derrière la tête du jeune voleur, à genoux aux côtés d’Ataroth, puis l’attrapa par la cape pour le redresser.

Ataroth lança un regard noir à Garem qui relâcha quelque peu son emprise sur le col du garçon. Ataroth en profita pour jeter un œil derrière ce dernier : une dizaine de gardes supplémentaires se tenaient debout, armés, et empêchaient toute tentative de retraite. Ataroth secoua la tête pour se remettre les idées en place.

– Allons, allons, plus la peine de se débattre, n’est-ce pas ?

Cette voix rauque et suave su capter instantanément l’attention du meneur des Roses noires. C’était celle de son alter ego royal, le capitaine de la garde du roi, Jerenn Quiky Shôko. Son imposante silhouette s’éleva de derrière un large bureau de bois massif, et s’avança lentement au rythme des cliquetis de son armure métallique. 

– Ne fais pas cette tête, Ataroth… Il fallait bien que tu sois arrêté un jour.

– Oh, tu sais, Jerenn… je commençais à m’habituer à ton incompétence.

– Ah ah ah, incroyable ! Pris la main dans le sac, menotté et à genoux devant moi, tu arrives encore à faire le fier ! Ah ah, une fierté un peu basse, arrivée tout droit du plus Bas-Fond qui soit ! Je crois que ça me manquera quand tu croupiras au fond de la cellule la plus merdique qui nous reste…

– Faudra passer m’voir pour vérifier. Dis-moi, capitaine, qui a eu l’idée de passer par l’Artiste pour nous piéger ? C’est ingénieux !

Le capitaine était maintenant à quelques pas d’Ataroth. Il fit rapidement disparaître son sourire et dévisagea nos deux cambrioleurs quelques instants. Son armure d’argent finement ciselée de dorures tranchait dans la pénombre. Son épaisse cape pourpre recouvrait à peine l’Épée légendaire du Capitaine qui ornait le flanc de sa hanche. Il soupira avant de reprendre calmement la discussion.

– Et si je te disais que c’est l’Artiste qui a proposé spontanément le plan au lieutenant Garem ? Tes propres collaborateurs ne te supportent plus, mon pauvre vieux.

– T’entends ça, chef ? L’enfoiré !, pesta Ash, avant de se faire interrompre par le regard désapprobateur du lieutenant. Ataroth hocha de la tête, pensif.

– Je vois… Ça m’étonnait aussi de votre part, capitaine.

– Écoute, même si j’ai très envie de t’envoyer bouffer des graines à l’ombre jusqu’à la fin de tes jours, je vais te proposer quelque chose : dis-nous où est le trésor royal et j’essaierai de glisser un mot en ta faveur le jour du procès. Avec un peu de chance, t’auras même droit à un lit dans ta future piaule et une vue sur les jardins…

Ataroth fut surpris. Apparemment, la garde ignorait où était passé le trésor, mais lui avait sa petite idée.

– On l’a pas ton trésor Shôko ! C’est l’gros qu’à dû l’bouffer avant qu’on arrive, gueula Ash en toisant le sergent Maril Bidreau. À la surprise générale, Maril se mit au garde à vous, affolé, et se sentit obligé de se justifier.

– Capitaine, je vous jure que je n’ai pas mangé le trésor, c’est hautement improbable et…, Shoko le coupa d’un geste calme de la main, les sourcils levés au ciel, en soupirant.

– Je m’en doute, sergent, je m’en doute…

Inutile de vous baratiner les gars. Pas vrai, Ash ?, interrompit Ataroth. Ash leva les sourcils :

– Ah bon ?, balbutia-t-il. Il ne comprenait pas vraiment la situation, aussi préféra-t-il hocher de la tête pour apaiser les regards insistant de son supérieur.

– Oui !, reprit aussitôt Ataroth, le trésor est dans l’sac du p’tit. Un sac-sans-fond en toile brune, votre sergent l’a récupéré je crois ?

Le capitaine sourit et fit signe à Maril d’avancer avec le sac. Shôko débarrassa un bureau de ses dossiers, qu’il envoya valser d’un geste ample dans un fracas de papier et de carton, et fit déposer la précieuse sacoche sur celui-ci :

– Maril, Garem, à vous l’honneur. Videz-moi ça et retrouvez ce maudit trésor. Je préfère éviter les remarques de pingre de ce foutu conseiller Daskilopten… Déjà qu’il refusait d’admettre que ce plan était tout à fait cohérent.

Ataroth gardait à l’œil le capitaine qui venait de s’égarer dans quelques jérémiades pour lui-même, au sujet, du conseil, de l’administratif ou des heures supplémentaires. Le rose noire essayait tant bien que mal de se défaire discrètement des menottes. Après quelques secondes, il s’immobilisa : il était impossible de se libérer de ces fers sans les clefs qui pendaient à la ceinture du lieutenant.

Bien, alors tu notes, Maril ? Une coupole en terre cuite, une bougie à moitié consumée, un portrait du roi, deux places pour le concert de Zoumna Lak Barith à La Galerie des Tendances de Blanchenuit, un exemplaire du code civil… Sérieusement ? Ils ont fauché un code civil ?! Bon, une éponge en poil de Zounours, un bout de ficelle…, les gardes venaient d’entamer la mise à sac de la sacoche de notre voleur pour retrouver la trace du trésor perdu, et empilaient un à un les objets qui voulaient bien en sortir sur le large bureau de bois, sous les yeux attentifs de leur capitaine. Ataroth venait de mettre en place un début de plan ; Les tendances cleptomanes frénétiques d’Ash allaient sans doute lui offrir suffisamment de temps pour composer un stratagème plus précis d’évasion ; ces gardes n’avaient pas idée du chaos qui régnait dans ce sac. Il fallait maintenant trouver la faille dans les rangs de la garde. Douze individus armés lui faisaient face et les empêcheraient de rallier la porte d’entrée. Ataroth jeta un œil par dessus son épaule. Ash se tenait légèrement en retrait, à un peu plus d’un mètre, et était maintenu par le col par un garde. Il regardait Ataroth avec une perplexité insistante. Il n’avait pas saisi l’astuce, mais l’heure n’était pas aux explications. Derrière lui, seulement huit gardes, mais la seule issue viable serait par l’escalier menant au balcon royal et, sans la clef, il leur faudrait passer de force à travers le grand vitrail principal, puis trouver un moyen de descendre les cinquantes mètres de chute qui séparait le balcon extérieur du parterre des quartiers inférieurs. 

…pour vous une corde toujours au balcon suspendue…, murmura Ataroth pour lui-même. Ses yeux s’illuminèrent. La carte trouvée dans le coffre du trésor royal venait de lui revenir en tête, mais il fallait encore rallier le balcon.

Deux gardes se tenaient au bord de la faille vaporeuse, creusée devant la porte des coffres par la mixture qu’Ash avait vaporisée sur la serrure pour la faire céder, quelques minutes plus tôt. Le produit inconnu s’était répandu jusqu’à mesurer quatre-vingt centimètres de diamètre environ et avait rongé le tapis, puis la pierre jusqu’à ouvrir sur la salle située juste en dessous du hall : la salle des archives, où étaient entreposés les comptes annuels des institutions officielles et des différents ministères. Le liquide avait d’ailleurs dû se répandre au point de ronger quelques dossiers. C’est à se demander si ce liquide étrange allait cesser un jour de creuser le sol.

– Un collier en diamant !

Garem l’approcha de ses yeux plissés. Il scruta l’objet quelques instants avant de se décider à le croquer. Il le jeta ensuite sur la pile d’objets dont la hauteur commençait à défier sa stabilité. 

– Ah non, c’est du toc, Capitaine. Il montra du doigt le calepin du sergent Maril. Précise-le sur le rapport Maril. Reprenons, une demi-baguette rassie, une clef rouillée, un heaume en métal orné du blason de la milice d’Azurlointain… Je me demande comment ils ont eu ça ? Garem tendit le casque à son Capitaine qui le saisit d’un geste vif. 

– Je le rendrai au Duc, continuez !, siffla nerveusement Shôko en agitant le casque.

– Skuik !

Le capitaine se retourna vivement pour jeter un œil à ses deux captifs : ils n’avaient pas bougé d’un cil. Il observa autour de lui, scruta quelques instants la pénombre avant de se concentrer à nouveau sur « l’excavation » de la besace magique du jeune voleur.

Ataroth souffla de soulagement. Tek était entré dans la banque et allait sans doute leur offrir une diversion suffisamment inattendue pour lui permettre d’utiliser sa botte secrète : son anneau magique. Les deux compères détaillaient discrètement les ténèbres autour d’eux pour essayer de localiser le rongeur, sans succès. Ataroth se renfrogna, puis leva les yeux en direction du grand lustre royal. Il l’aperçut, là-haut, dissimulé entre deux rangées de bougies et de maricalampes en diamant. Ataroth sourit.

Tek fit signe de la patte à Ataroth et se dissimula davantage derrière la large descente de plâtre qui fixait le chandelier royal. Il lui fallait trouver un moyen de disperser les gardes suffisamment longtemps pour que son patron puisse repasser les mains par son devant et activer son anneau magique qui devrait faire le reste. Ensuite, ils n’auraient plus qu’à attraper le sac et sortir.

– Skuik, Skuik.

Il cherchait nerveusement autour de lui jusqu’à apercevoir la lourde chaîne de métal qui maintenait le gigantesque lustre dans ses hauteurs. S’il pouvait désamorcer la sécurité qui stabilisait le lustre, il serait facile de le faire tomber. Les larges lampes chargées de marica rouge éclateraient à l’impact en un épais nuage coloré et Ataroth pourrait saisir l’occasion pour invoquer Anathème grâce à son anneau. L’évasion serait alors un jeu d’enfant.

Il s’élança silencieusement en direction du loquet.

Ataroth suivait discrètement du regard le rongeard jusqu’à la sécurité du lustre. Il comprit alors le plan du rongeur.

– Ash…

Le garde ne moufta pas. Ash non plus, trop concentré sur son sac, vidé de ses trésors. Il avait les larmes aux yeux. Ataroth toussota pour attirer l’attention du voleur, qui tourna les yeux dans sa direction.

– À mon signal, recule…, articula-t-il doucement avec une certaine exubérance, afin qu’à défaut de volume sonore, Ash puisse tenter de lire sur ses lèvres.

– Hein ?

– SILENCE !, ordonna le garde anonyme, accompagnant sa réprimande d’une claque derrière la tête du jeune voleur. Il fronça les sourcils à l’attention d’Ataroth qui se retourna face au Capitaine, qui de son côté continuait de guetter du coin d’un œil distrait ses deux prisonniers. Après quelques secondes de répit, Ataroth leva les yeux pour découvrir que Tek venait de lever le loquet de sécurité. Au moment où il tirera sur la chaîne de fer forgé, le lustre et ses quatre cents kilos de décorations baroques inutilements massives et de réservoirs pleins de maricas rouges usées allaient chuter de plus de douze mètres d’altitude sur eux. Le timing devait être parfait. Ataroth prit une grande respiration, ferma les yeux quelques instants pour rassembler ses esprits, avant de les rouvrir lentement. Calmement, il fit signe de la tête à Tek afin que ce dernier puisse lancer les hostilités. Tek tira aussitôt sur la chaîne et celle-ci se mit à se dérouler dans un fracas de métal et de percussion.

– Maintenant, Ash ! RECULE !, s’écria Ataroth en se levant d’un bond vers l’avant. D’un geste souple, il fit passer ses mains liées sous ses pieds, de son dos à son torse.

Ash s’exécuta aussitôt et bondit sur ses pieds, puis rebondit avec vivacité pour se projetter en arrière et percuter violemment le garde qui le retenait de sorte que ce dernier aille percuter ses deux confrères en position au bord du trou dans le plancher. Tous les trois basculèrent et chutèrent dans la salle des archives, finissant de démolir l’espace entourant le trou, déjà très fragilisé par la mixture de leur acolyte Rayek. Ash leva les yeux au ciel et aperçut le lustre gigantesque qui dégringolait à pleine vitesse vers le sol.

– CHEF !

Ataroth s’était précipité en direction du capitaine Shôko, qui tira son épée presque instantanément. Une lueur blanche illumina la salle à la seconde où la lame fut dénudée et Ataroth s’arrêta net à la vue de l’espadon royal. Il leva les yeux et fronça les sourcils. Il était en plein cœur du point d’impact du lustre, qui vint heurter le sol dans la seconde qui suivit. La puissance de l’impact fit éclater les réservoirs de marica, supposés alimenter les ampoules en énergie, et une détonation rouge vermillion au niveau de la couronne extérieur du lustre retentit, projetant Ash, le capitaine Shôko, Maril, Garem, le bureau et le sac plusieurs mètres en arrière. 

– CHEEEF !, hurla Ash, en se relevant tant bien que mal après la violence de l’onde de choc.

Un épais nuage de fumée rougeâtre vint envahir progressivement la pièce. Le calme était revenu, à l’exception des cliquetis des armures en mouvement, provenant tour à tour de gardes tirant leurs armes ou tentant de se relever péniblement. Ash s’élança en direction du cratère de marbre dans lequel était encastré le lustre. Le brouillard magique était épais mais il lui sembla apercevoir une silhouette, se redressant au milieu des gravas.

Le brouillard commençait déjà à se dissiper et Ataroth se trouvait debout, au milieu du lustre, dont la couronne métallique centrale l’enveloppait comme une coquille, le protégeant ainsi de l’explosion. Enfin, en partie. Il saignait abondamment de l’arcade sourcilière et ses habits semblaient déchirés : légèrement blessé, donc, mais bel et bien vivant.

Shôko se releva rapidement, indemne mais quelque peu secoué par l’explosion. Le lieutenant Garem semblait inconscient et Maril tentait de le réanimer tant bien que mal, lui aussi blessé par l’explosion de marica.

– Grutyf et Zoulmo, protégez le sac !

– Oui ! Cap… quel sac, capitaine ?!

Shôko se retourna d’un bond. Le sac du jeune Ash n’était plus sur le sol. Il s’agita, paniqué, tentant de retrouver le sac à travers l’obscurité et le brouillard. Il finit par apercevoir Tek en train de galoper vers la sortie, le sac dans la gueule.

– RATTRAPEZ-MOI CE MAUDIT RONGEUR !

Les deux gardes se précipitèrent à la suite du rongeur qui avait détalé sans demander son reste.

– Sortez vos armes ! EMPÊCHEZ-LES DE SORTIR !

– Oui, capitaine !, s’écrièrent les gardes restant en s’avançant rapidement vers le lustre.

Ataroth passa rapidement son anneau sur son arcade sourcilière ensanglantée, afin de gorger sa bague de sang. Il ferma les yeux pour se concentrer tandis que l’alliance funeste commençait à émettre une lueur orangée. Il sentit alors une immense énergie affluer de sa plaie vers sa bague qui vibrait et scintillait maintenant d’une lueur orangée vive. Les gardes approchaient dangereusement lorsqu’il bondit hors du lustre, le poing portant sa bague lancé avec vigueur sur le garde le plus proche :

– ANATHÈME ! 

Une onde de choc accompagna le contact entre le poing d’Ataroth et le visage du garde, qui fut propulsé une dizaine de mètres plus loin. Les menottes d’Ataroth volèrent en éclats et une forme lumineuse orangée jaillit du point d’impact, tandis qu’Ataroth reculait doucement en direction du lustre. La lueur rousse plongea en direction du bataillon qui s’était regroupé, projetant violemment deux des onze gardes en arrière, en un fracas sonore suivi des cris de surprise et de douleur de ces derniers. La forme, alors vaguement humanoïde, transperça en un instant les rangs des soldats, bousculant et percutant ceux qui tentaient de s’interposer pour fondre sur le capitaine Shôko. Ce dernier brandit son épée et, d’un geste souple, s’écarta avec dextérité au moment où la vague d’énergie orange venait s’abattre sur lui de toute sa fureur. Le marbre vola en éclat au moment de l’impact entre Anathème et le sol. Shôko contre-attaqua sans perdre de temps et, à peine son adversaire avait-il entamé un demi-tour qu’il plongea son épée magique en direction du visage de celui-ci, qui fit un pas de côté instantané pour éviter ce puissant coup d’estoc. La lame frôla la joue de la forme, maintenant totalement matérialisée, Il s’agissait maintenant d’une femme, ou plutôt d’un esprit vengeur captif de la bague : Anathème.