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Anathème se tenait immobile, face à Shôko. Ses longs cheveux roux étaient retenus ensemble par un foulard vert qui recouvrait la partie supérieure de son front et de ses oreilles. Quelques tresses ornaient son épaisse chevelure. À la profondeur de ses yeux verts, à la clarté de sa peau d’albâtre et à l’élégance élancée et altière de sa silhouette, on aurait aisément pu penser qu’elle appartenait à la lignée disparue des andari, dont elle serait aujourd’hui le spectre vengeur et que la magie interdite des âmes avait su garder dans notre monde. Cependant, dans la pénombre du grand hall de la banque, voilée par les effluves de marica et les brumes résiduelles de l’explosion, impossible pour le capitaine de s’en assurer. Elle portait une tunique pourpre légère particulièrement ouvragée, finement cousue de dorures, retenue par une ceinture aux bandes de cuir entrelacées à laquelle étaient suspendus deux fourreaux abritant deux longues-dagues, parfaitement identiques.

Anathème passa sa main sur sa joue pour essuyer une perle de sang qui coulait de la très légère entaille causée par la pointe de l’Épée du Capitaine. Elle tira l’une de ses dagues le plus lentement du monde sans quitter des yeux son adversaire. Les gardes quant à eux étaient tétanisés par l’apparition d’Anathème. Shôko n’avait pas réellement prévu ce cas de figure, mais bien qu’il ne put être que surpris par la tournure que prenaient les événements, il affichait un regard imperturbable, fruit d’une concentration intense : s’il ne savait pas exactement ce qu’était Anathème, il pouvait deviner avec certitude qu’elle était dangereuse. 

Ash tira sur la cape d’Ataroth qui scrutait attentivement la scène, prêt à bondir.

– On devrait filer chef ! Ana va s’occuper d’eux…

Ataroth ne répondit pas, absorbé d’avance par le spectacle qui s’annonçait.

– Chef ? Ta… ta joue ?

Ataroth passa la main sur sa joue pour essuyer une perle de sang très similaire à celle qui coulait quelques secondes auparavant sur le visage d’Anathème.

– Ce n’est rien… Allons-y !

Ash fronça les sourcils, perplexe, tout en reculant lentement en direction du fond de la banque, suivi de prêt par Ataroth. Ce dernier jeta un dernier regard en direction d’Anathème, puis s’élança à travers les débris.

– ARRÊTEZ-LES ! NE LES LAISSEZ PAS SORTIR !, ordonna Shôko à l’attention de ses hommes. Secouez-vous ! Je m’occupe de cette chose, conclut-il en désignant Anathème du bout de son épée.

Les gardes, après quelques courtes secondes d’hésitation, s’élancèrent à la poursuite des deux Roses noires fugitifs.

Anathème bondit sur Shôko, frappant de tout son poids sur l’arme du capitaine pour le faire vaciller. Celui-ci para l’attaque sans mal et répondit par un coup horizontal ample mais vif qu’Anathème esquiva avec souplesse d’un bond gracieux en arrière, aisément exécuté. 

Ataroth et Ash montaient deux à deux les marches de l’escalier menant au balcon intérieur, au pied du grand vitrail royal qui représentait le Roi Dhézano tenant dans sa main droite un parchemin andarique et dans sa main gauche une bourse emplie d’or. En arrière-plan luisait un halo de lumière divine autour duquel quelques merlombes s’envolaient, un brin de gentianette dans le bec. Cette représentation nous offrait un détournement quelque peu douteux des classiques religieux des temples de Douceplume, mais restait de facture exceptionnelle. La horde de gardes qui s’était engagée à leur suite dans les escaliers serait sur eux dans quelques instants et il n’était pas question de forcer les deux grandes portes d’accès à la partie extérieure du balcon, probablement renforcées. Sans s’attarder davantage, Ataroth saisit l’une des chaises de bois et de fer forgé qui accompagnaient le large bureau du conseiller personnel du roi. Ash fit de même et la bascula aussitôt par dessus la rambarde afin de ralentir la progression des gardes dans l’escalier. Ataroth, de son côté, s’élança en direction de l’imposant vitrail et lança le siège au travers de toutes ses forces. Tout ouvrage de facture exceptionnelle qu’il fut, l’impact fit voler en éclat le vitrail et propulsa en l’air de larges fragments de verre qui retombèrent, s’éclatant en un fracas spectaculaire et sonore. Ataroth plongea in extremis sous la table, au côté d’Ash, tandis que des bris tranchants venaient se planter au hasard de leurs trajectoires dans le sol, contraignant les gardes à un volte-face suivi d’une cascade imprévue dans les escaliers afin d’éviter à leur tour d’être blessés. Le vacarme à peine dissipé, nos deux voleurs s’élancèrent au travers de la fracture béante laissée par la chaise-projectile pour atteindre le balcon extérieur qui, depuis ses hauteurs, dominait une vaste partie de la ville.

L’évasion, aussi maladroite que bruyante, ne sembla tout d’abord pas décontenancer le moins du monde les passes d’armes entre nos deux champions, tandis qu’Anathème assénait deux coups droits puissants sur l’arme du capitaine, puis un coup de biais projetant l’épée en question dans les débris encore fumants du lustre.

Anathème leva les yeux en direction du portail pour assister à l’évasion de ses équipiers. Le capitaine profita de son inattention pour la repousser d’un coup de pied puissant dans l’estomac, qui la propulsa en arrière, avant de s’élancer en direction du lustre pour finalement réaliser une glissade et saisir au sol le pommeau de son arme. Il se redressa d’un bond :

– J’avais entendu parler des arcanes sombres, mais personne n’avait-osé me faire une démonstration… Un outrage de plus à la liste de ce vaurien. 

Anathème ne répondit rien, concentrée sur sa proie, elle marchait avec précaution, sa lame brandie en avant, ses yeux rivés dans ceux du capitaine.

Ataroth s’arrêta net et posa genoux à terre.

– Arr… !

– Chef ?! Ça va ?

Ataroth se redressa, la main sur l’estomac.

– Ça va ! Fonce…, souffla-t-il en se relevant avec difficulté.

Il avança jusqu’à la rambarde du grand balcon extérieur tandis que les gardes s’engageaient à leur tour dans l’immense brèche du vitrail. Ataroth se pencha par dessus la balustrade de pierre, essayant de trouver une solution qui les sortirait de cette impasse ; apparemment, quelqu’un s’était déjà penché sur le problème et une épaisse corde tressée avait été tendue entre le balcon de la Banque royale et le viaduc des Neiges en contrebas, dominant la place du Marché aux fruits et l’entrée du Jardin botanique. Cette corde semblait être leur seule échappatoire, à condition de jouer les funambules à plus de cents mètres d’altitude au risque de venir percuter le pavé des Bas-Fonds en cas de rupture de la corde. Ataroth détailla cette dernière du regard jusqu’à son extrémité pour vérifier rapidement qu’elle ne fut pas abîmée et aperçut Sansho, debout sur la rambarde du viaduc, qui leur adressait de larges signes de la main pour les inciter à le rejoindre.

Sansho avait remonté sans la moindre halte les centaines de marches qui séparaient les Bas-fonds des quartiers supérieurs de la ville. À bout de souffle, il avait tout de même fini par s’arrêter quelques secondes à proximité du viaduc des Neiges pour prendre quelques inspirations avant d’escalader l’ultime escalier qui le mènerait devant les portes de la banque. C’est à cet instant qu’il aperçut la corde tendue dans le vide jusqu’au balcon extérieur du bâtiment royal. Il revint rapidement sur ses pas pour emprunter la ruelle des Grives qui menait au viaduc, d’où il pu examiner l’installation.

– Qu’est-ce que c’est que ce… trélingage ?

La corde toronnée, solidement nouée à la rambarde, semblait abandonnée. Il n’en avait pas vu d’aussi robustes depuis qu’il avait quitté le port d’Azurlointain où l’on amarait les navires marchands avec ce type de cordage, il y avait de cela un peu plus de dix ans. Qui avait bien pu tendre cette corde et comment l’avait-il nouée à la balustrade du balcon de la Banque ? Sansho tira de toutes ses forces dessus, mais celle-ci résista parfaitement et semblait même apte à supporter le poids d’un homme, et bien plus. Peut-être pouvait-il escalader le bâtiment par ce biais pour rejoindre la banque sans risquer d’être pris par la garde ? Un frisson d’angoisse lui parcourut alors le dos en s’imaginant la cascade : la gymnastique n’était pas son fort, ce n’était plus à prouver, surtout à cette hauteur.

À cet instant, un bruit de brisure de verre et de métal retentit dans la nuit. Sansho leva les yeux en direction du balcon extérieur de la banque pour découvrir que quelqu’un venait de faire exploser le large et remarquable vitrail royal.

– ATA ! ASH !

Il accompagna ces interpellations de larges mouvements de bras afin d’attirer l’attention de ses acolytes, qui finirent par le remarquer.

– C’EST SOLIDE ! VITE !

Sansho aperçut des gardes s’engouffrer à leur tour par le trou béant de ce qu’était jadis le grand vitrail. Une goutte de sueur vint couler le long de ses tempes.

Ataroth attrapa Ash par le col et le fit monter sur la rambarde à la plus grande surprise du jeune voleur, connu pour son vertige maladif.

– Allez p’tit, tu t’accroches à ça et tu descends le plus vite possible. On se retrouve devant la planque de l’Artiste !

– Non chef, non, non, non, NON…, protesta Ash avant d’être poussé dans le vide par Ataroth. Pas çaaaaaAAAAa !

Ash s’agrippa maladroitement à la corde et entama la glissade vers l’objectif à une vitesse prodigieuse. La chaîne de ses menottes en contact avec la corde et ses gants de cuir épais lui assuraient une protection contre le frottement et lui permettaient de gagner de la vitesse. Il ferma les yeux et serra les dents le plus fort possible en priant Douceplume et quelques autres dieux pour que la corde tienne le coup.

Ataroth tira sa vieille épée et effectua un large moulinet pour freiner la course des gardes qui arrivaient à portée. Ces derniers esquivèrent d’un bond et commencèrent à se déployer autour de lui pour le cerner. Ataroth jeta un œil par dessus son épaule pour s’assurer que le blondinet arrivait à bon port.

Ash, en effet, sentit un ralentissement tandis que la corde se redressait à l’endroit où elle avait été nouée au viaduc, puis Sansho vint lui tendre une main secourable pour l’aider à gravir la balustrade. Ash, les yeux fermés, recroquevillé sur lui-même, tenait fermement la corde et ne semblait pas disposé à la lâcher, aussi Sansho se pencha davantage, l’attrapa par le col en pestant et le tira de toutes ses forces, de sorte que notre voleur fit un vol plané par dessus le muret de pierre pour terminer sa course dans une pile de caisses de bois. Sansho se retourna en direction de la banque et serra les poings.

Ataroth monta à son tour sur la rambarde et effectua un ultime moulinet avec son arme afin de faire reculer les deux gardes les plus vaillants qui s’étaient jetés sur lui pour l’empêcher de s’enfuir.

– On se calme les gars ! Inutile de se précipiter… on se reverra, croyez-moi !, lança Ataroth avant de bondir avec une agilité remarquable sur la corde et de s’engager dans une périlleuse traversée, à la manière d’un incroyable funambule de cirque, un vide abyssal menant à une mort certaine en guise de seul filet de sécurité. Les gardes se ruèrent sur le cordage, désarçonnés par la tournure qu’avaient pris les événements : ils ne pouvaient le suivre… mais les ordres étaient clairs : ils ne pouvaient pas le laisser s’enfuir non plus. Ils échangèrent quelques regards hésitants, puis l’un d’entre-eux finit par trancher, littéralement. D’un geste mal assuré, le garde se mit à scier nerveusement du bout de la lame de sa lance l’épaisse corde de marin, jusqu’à ce que celle-ci finisse par céder. Tout juste arrivé à mi-parcours, le cordage se déroba donc sous les pas d’Ataroth qui saisit du bout des doigts dans sa chute le segment de corde qui lui faisait face, entamant ainsi une descente vertigineuse, suspendu à plus de soixante mètres du sol des quartiers supérieurs. D’abord molle, la corde se tendit soudain avec violence, manquant de disloquer l’épaule du malheureux s’il ne s’était pas laissé glisser de quelques dizaines de centimètres au prix d’une brulure douloureuse des paumes de ses mains pour amortir le choc de la tension. Il serra les dents en pestant vigoureusement, pour amortir à son tour la douleur. L’air frais du soir secouait de plus en plus violemment son visage tandis qu’il tentait de calculer sa trajectoire : à première vue, il allait percuter de plein fouet la façade d’un établissement inconnu fort heureusement généreux en vitres imposantes, loin sous le viaduc des Neiges. Une chance pour les voleurs et les acrobates, l’architecture en dédales verticaux de la cité royale avait poussé les amoureux de la lumière du jour et les économes à opter pour de larges ouvertures vitrées, régulières, le long des vieilles pierres sur les façades les mieux exposées, afin d’espérer capter les quelques rayons de soleil qui parvenaient à filtrer entre les escaliers, les viaducs et autres places suspendues.

Ataroth se laissa glisser tant bien que mal d’un petit mètre supplémentaire le long de la corde et ferma les yeux avant de tendre une jambe ferme en avant. Il transperça à pleine vitesse la fenêtre du quatrième étage de ce qui semblait être, à en croire les gigantesques néons roses qui habillaient l’aile du bâtiment, « L’Elixir Funky, remèdes et miracles à gogo ». Un dernier fracas de bris de verre retentit dans la nuit, puis un silence pesant s’installa, entrecoupé du cliquetis de l’enseigne lumineuse.

Shôko évita un coup d’estoc puissant en effectuant une roulade spectaculaire. Il se releva avec vivacité et se retourna, l’épée solidement vissée dans ses paumes déformées par la pratique régulière de l’escrime, pour découvrir qu’Anathème n’était plus là. Il rengaina aussitôt son arme, reprit une grande inspiration et se dirigea d’un pas décidé vers Maril et Garem qui était finalement revenu à lui grâce aux efforts de son sergent :

– Comment va-t-il, sergent ?, lança Shôko en s’agenouillant auprès de ses officiers, visiblement secoués par le cours des évènements. Ces deux-là étaient honnêtes et droits, de bons gars et de bons gardes, mais ils n’étaient pas faits pour l’action.

– Ça… Ça va Capitaine, répondit Maril tandis que Garem secouait maladroitement la tête pour remettre ses idées en place. Plus de peur que de mal ! Dites, vous n’avez pas utilisé le Potentiel de l’épée, capitaine ? Vous auriez pu vous défaire de ce… de cette furie en un clin d’œil !

Shôko se redressa et aida Garem à se remettre sur ses pieds. Il tenait debout et, bien que vacillant, il avait l’air stable. Le capitaine posa la main sur l’épaule de Maril et lui adressa un hochement de tête approbateur avant de répondre :

– Je pense qu’elle n’a probablement pas déployé toute sa force, non plus, sergent ! Ses passes ressemblaient à des politesses. Si j’avais réellement déchaîné Magdrasyl…

– Vous l’auriez tuée ?

– Je n’en sais rien, la chose qui habitait la bague est probablement déjà morte depuis longtemps, sergent. J’aurais pu vous blesser, cependant.

Maril frissonna. Le capitaine se retourna en direction du balcon royal d’où redescendaient, bredouilles, les gardes qui s’étaient auparavant engagés à la suite des deux malfrats. Shôko leur adressa un regard interrogateur tandis qu’ils approchaient :

– Désolé cap’taine… Ils ont filé, ils avaient prévu l’coup ! Une corde les attendait pour faciliter leur évasion, et nous n’avons pas pu les arrêter…

– Mitann a coupé la corde cependant, mais le filou s’est montré coriace. Il a valdingué dans les airs jusqu’à se frayer un chemin par la fenêtre d’un bâtiment voisin, sous le Viaduc des Neiges… La boutique de Pratimarr, je crois.

Shôko ferma les yeux un instant. L’opération était un fiasco : non seulement il n’avait pas réussi à mettre aux arrêts Ataroth et sa troupe, mais le trésor s’était volatilisé avec eux et la banque était dans un état lamentable.

– Bien ! Vous, là ! Fouillez la banque pour essayer de trouver le moindre indice utile. Vous deux, allez quérir les artisans du roi pour qu’ils estiment les dégâts. Toi, et toi, filez chez l’alchimiste pour essayer de retrouver ce vaurien d’Ataroth, et les autres : surveillez l’entrée ! Personne ne rentre avant que tout ne soit remis en place : officiellement, la banque est en travaux !, ordonna Shôko en pointant du doigt les concernés.

Il se dirigea ensuite en direction de la porte, d’un pas pressé :

– Maril, Garem, avec moi ! Il est temps de rendre une petite visite à l’Artiste… Quelque chose me dit que nos chers Roses Noires vont rendre une petite visite à leur vieil ami. En route !

Les ruelles élégantes des quartiers supérieurs avaient retrouvé leur calme habituel. Le bruit des explosions, des vitres qui se brisent et des cris avaient éveillé les dormeurs les plus proches, qui le temps de se précipiter à la fenêtre avaient manqué le spectacle, et attiré l’attention des noctambules, sans qu’aucun d’entre-eux ne put apercevoir réellement quoi que ce fût. Certains entrevirent quelques ombres acrobates percer le ciel suspendues à la corde tendue en direction du viaduc des Neiges, d’autres avaient remarqué que le grand vitrail royal de la banque avait été brisé, mais ces informations parcellaires n’apportaient guère de réponses quant aux événements de cette nuit de larcins et de grabuges. 

Au dernier étage de l’hôtel « Soir-coton », bâtisse imposante au charme d’antan et au service moderne appliqué proposant aux voyageurs les plus fortunés les nuits les plus douces et les petits-déjeuners les plus soignés de la capitale, cependant, une silhouette imposante avait attentivement suivi le spectacle de l’évasion des Roses noires, accoudée à la rambarde de fer forgé de la terrasse de « la suite plume » qui offrait une vue imprenable sur les jardins botaniques de la capitale, et donc sur le balcon de la banque royale qui les dominait.

Il se crispa en craignant que le meneur des Roses noires ne percutât de plein fouet la façade de l’échoppe à potions, mais il frappa du poing de contentement en découvrant l’incroyable habileté d’Ataroth ; passé par la fenêtre, il avait davantage de chances d’avoir survécu à sa fuite audacieuse.

– Ne meurs pas Ataroth, nous avons tant à faire tous les deux…, murmura  d’une voix masculine et rugueuse le voyeur pour lui-même.

Un grincement de porte vint tirer l’inconnu de ses pensées, puis un bruit de pas lourd et métallique retentit jusqu’à s’arrêter à une distance respectueuse derrière lui.

– Capitaine, elle vient de revenir de mission…

– L’échange s’est-il passé sans encombres ?

– Négatif, capitaine : le contact est mort. Je n’en sais pas plus : elle vous attend à l’Hôtel des Brumes pour le compte rendu.

La silhouette abattit à nouveau son poing ganté sur la rambarde, de colère cette fois-ci, avant de se tourner face à son interlocuteur :

– Par Humlath ! Non…

Sans perdre un instant, l’inconnu s’en retourna dans ses appartements pour y saisir une longue rapière surmontée d’une étrange marica violacée qu’il avait délicatement déposée sur le lit, près de la porte du balcon. Il fixa le fourreau de l’arme à sa ceinture d’un geste vif et quitta l’appartement d’une démarche nerveuse, suivi de près par le jeune officier en civil qui lui emboita le pas. Ce dernier prit soin de refermer la porte derrière lui et la pièce demeura ainsi, vide et silencieuse dans la lumière basse des maricas des lampes de chevet tandis que les drapés à la fenêtre ondulaient, caressés par la légère brise du soir.

Ataroth ouvrit les yeux. Tandis qu’il revenait à lui, une douleur fulgurante le saisit dans l’avant-bras et se répandit telle une décharge électrique jusque dans ses poumons et son estomac. Il serra les dents, s’agrippa au rebord de la lourde bibliothèque en bois qui avait amorti sa chute et se redressa en prenant appui sur l’étagère des « élixirs de bonne séance capillaire ». Son entrée fracassante avait peut être alerté quelqu’un dans le bâtiment et il ne fallait pas traîner. Ataroth respira un bon coup et baissa les yeux en direction de ses divers maux : son bras gauche était fracturé, l’os ressortait à travers les bandes de tissu et du sang se répandait de manière inquiétante sur le sol ; différents bris de verre provenant de la fenêtre et des fioles entreposées sur le buffet qu’il avait percuté lors de son atterrissage étaient encore plantés dans sa jambe droite, sans doute cassée elle aussi, ainsi que dans son estomac et ses côtes. Il fut prit d’un vertige et la douleur déclenchée par le constat de la gravité de ses blessures revint le percuter de plein fouet. Sa vue se troubla un instant. L’évasion avait certes été spectaculaire et les gazettes en feraient sans doute de bons tirages au matin, mais elle ne lui semblait plus aussi réussie à présent qu’il scrutait son corps brisé par la violence de l’impact. Il ne parvenait pas à le bouger pour tenter de remédier à cette situation désastreuse. Une nouvelle secousse électrique enflamma tous les nerfs de son corps et crispa son visage. Il ferma les yeux, prit une longue inspiration et se mit à réfléchir. Il devait faire vite avant que tout son sang ne se soit répandu sur la moquette bon marché qui recouvrait avec un mauvais goût assumé le sol de ce grenier, et qu’Ataroth ne puisse plus se déplacer… ni respirer, accessoirement. Il ouvrit les yeux presque aussitôt et tourna la tête en direction des étagères contre lesquelles il s’était adossé :

– Élixirs et shampoings, savons magiques, baumes contre les morsures de troll, filtre anti-transpirant… Arrgh…

Il saisit l’étagère du dessus et se hissa sur son genoux droit : sa jambe entaillée ne semblait finalement pas cassée et il réussit à se mettre debout sur sa jambe valide au prix d’efforts intenses. Il pesta contre la douleur qui revenait à la charge et chancela, manquant de peu de retomber sur le sol. Il plissa les yeux dans la pénombre pour déchiffrer son environnement. Vraisemblablement, il était dans le grenier du magasin qui devait servir de réserve pour entreposer les potions en vente à l’étage du dessous. Il fit quelques pas en direction du mur adjacent et s’y appuya, le temps de laisser passer une nouvelle vague de douleur. Elle devenait de plus en plus insupportable au fur et à mesure que le manque de sang affaiblissait son corps. Il serra les dents et s’élança, ou plutôt tituba, en direction de la large étagère vitrée en bois d’ébène qui jouxtait la porte de la pièce. À en croire le cadenas qui empêchait l’ouverture des deux larges vitrine, il s’agissait d’un cabinet contenant les mixtures de luxe. Il saisit l’épaisse poignée de sa main intacte pour se maintenir droit et parcouru rapidement les différentes étiquettes à travers le carreau poussiéreux :

– Fil… Filtre d’Amour Éternel… Ar… Arrr. Baume de Toute… Puissance…

Il tressaillit. Sa main agrippa de toutes les forces qui lui restaient la poignée de marbre du buffet et il serra les dents pour contenir une nouvelle décharge. Il releva la tête sans attendre et reprit :

– Rem… Non ! Merde… Ah ! Po… Potion de Vitalité ! Ah Ah… Arrrgh. Potion !

Ataroth esquissa un sourire. Une large goutte de sueur perla le long de sa joue. Il tira mollement sur les poignées sans succès. Ataroth ferma les yeux, prit un peu de recul et envoya un violent coup de tête en direction de la vitre qui se fendit à l’impact. Les bris entaillèrent le front d’Ataroth, mais cela lui était égal : il n’était plus à quelques gouttes de sang près… Il passa la main par l’ouverture et saisit la fiole de liquide vert turquoise. Il dévissa avec les dents le capuchon doré qui scellait la superbe bouteille de verre ouvragé et le cracha sur le sol avant de s’envoyer d’une traite dans le gosier le breuvage salvateur, sans plus de cérémonie. Son regard se troubla. Il lâcha le flacon qui vint heurter le tapis de velours rouge sans le moindre bruit, puis fit quelques pas en arrière, essayant tant bien que mal de ne pas s’appuyer sur sa jambe qui lui semblait être aussi fracassée que le grand vitrail. Ataroth finit par heurter dans la pénombre une commode massive en cerisier et par se laisser glisser lentement sur le sol. Son souffle se faisait si court que sa poitrine ne semblait plus avoir la force de soulever sa chemise, et sa respiration ne se fit bientôt plus qu’une longue série d’expirations. Ataroth, en contenant entre ses dents serrées un dernier râle de souffrance, s’écroula, inconscient.

La ruelle qui menait à la grande bâtisse où habitait l’Artiste semblait parfaitement calme ; quelques clients quittaient le lupanar travesti en casino, « Soussous les jupes des filles », qui avait élu domicile au rez-de-chaussée du bâtiment après que le bar qui l’occupait initialement eut fermé pour des raisons inexpliquées. Les lampadaires éclairaient d’une douce lueur blanche l’allée et il ne semblait pas y avoir la moindre trace de la garde royale, ni d’Ataroth.

Une musique enlevée en provenance des murs mal isolés du casino résonnait dans l’allée. Il s’agissait du dernier titre de la célèbre musicienne et poétesse Zoumna Lak Barith, « La nostalgie des quais d’Azurlointain » :

Il y a sur les quais du soir

Un silence musical et tranquille,

Une paix fragile qui se brise

aux râles d’un violon solitaire,

aux rires des cordes et des cuivres !

D’une symphonie familière,

De percussions folles et maladroites,

De tambours lourds et impérieux

Comme des cris poussés avec les poings.

Des adieux comme à la guerre,

Des adieux sourds, des « au-revoir ! »

Tristement mathématiques

Comme des soustractions.

Et sur les pavés du port,

C’est un soulèvement de particules

De vide et d’absence,

De la poussière de mémoire,

De regrets étouffés d’acariens,

De chagrins,

Au parfum suave d’oubli.

C’est une gravure sur cuivre

De nos amours, une eau forte,

Une eau de vie,

Une soirée d’ivresse et de coton

Au soir incandescent qui transforme

La nuit en aurore.

Dans la houle de ce soir d’automne

Frappant contre le granit des quais

Vole l’adieu des femmes du port.

Le regret des épaves,

Des radeaux du bout du monde,

Des bateaux perdus en mer,

Des abordages,

Le goût du sel des batailles,

Des galions aux mille canons rouillés,

Des disparus,

Des noyés aux sirènes sublimes

Qui emportent dans leurs bras

L’amour des marins.

Ash passa de nouveau la tête par dessus la balustrade de pierre du balcon de l’Observatoire des Inégalités, espérant voir apparaître la silhouette nonchalante de son « chef » ; toujours rien.

– T’en fais pas p’tit… Il va arriver., lança calmement Sansho, assis à ses côtés, à couvert derrière la rambarde.

– Et s’ils l’ont chopé ? Ou pire… ?, Ash déglutit difficilement en frottant ses poignets. Sansho avait rapidement libéré le jeune voleur de son entrave métallique à l’aide d’une épaisse brique mais Ash continuait de se triturer les avant-bras nerveusement. Comme beaucoup de voleurs, il était allergique aux menottes.

– Pire que les taules moisies de la prison royale ? Ah, ah, tu penses qu’ils seraient parvenus à le recruter ? Tu l’imagines en garde ? 

– Tu sais très bien ce que je veux dire Sansho ! Sois pas bête…, rétorqua Ash qui n’était visiblement plus d’humeur à plaisanter, emmitouflé dans son immense cape.

Sansho ne répondit rien, il se contenta de tapoter un court instant l’épaule fatiguée du jeune voleur. Il avait pris l’habitude de ne pas s’inquiéter pour son patron ; il le savait débrouillard, malgré sa témérité à toute épreuve qui pouvait frôler par moment une inconscience certaine. Sansho était préoccupé, certes, mais par un tout autre sujet : le Prophète et sa mauvaise fortune. Les paroles du vieux fou s’étaient insinuées dans son esprit et Sansho essayait depuis lors de les déchiffrer. Elles avaient su trouver en lui un écho intime qui l’avait ébranlé et avait réveillé de funestes bribes de mémoire. Il secoua la tête pour se défaire de ces “divagations”, mais les vers y restaient englués : 

– « Pour toi aussi, aigrefin, canaille, marin, la fin, le silence et la paix… »

– De quoi ?, releva aussitôt Ash qui n’avait pu saisir au vol qu’un obscur frémissement de paroles sorties des lèvres de son acolyte.

– Non, rien, c’est juste… Ce n’est rien, t’en fais pas, va !

– Juste quoi ?, insista Ash.

– Dans les Bas-fonds, tout à l’heure… J’ai croisé le Prophète. 

Sansho fronça les sourcils et passa la main dans ses cheveux blonds grisonnants.

– L’Prophète ? L’vieux barbu qui pue la vinasse ? Ah, ah ! Il t’a lu l’horoscope ?, pouffa Ash, malgré tout peu convaincu par sa propre boutade.

– …En quelque sorte, soupira Sansho. Bref, ça me trotte dans la tête depuis tout à l’heure, même si je sais que c’est con.

– Te tracasse pas, va ! La dernière fois que j’lai croisé, il m’a dit que j’allais sortir d’un pot de fleur géant dans les jardins du château du Roi pour assister à l’anniv’ de la princesse, alors que j’aime même pas les gâteaux, ni les pots de fleurs… ni les princesses ! Il t’a dit quoi à toi ?, demanda Ash, le regard toujours porté vers l’allée.

– SKUIK !

Ce couinement familier vint mettre un terme à la discussion. Tek venait de rejoindre à son tour la vaste terrasse de pierre d’un saut spectaculaire depuis la gouttière supérieure du bâtiment. Il se faufila en un éclair entre les tables et les chaises de fer forgé qui jonchaient le pavé, ramenant avec lui le sac sans-fond, intact, sur lequel Ash se rua aussitôt.

– AH, AH ! Tek, mon vieux ! Bien joué !, bafouilla le jeune voleur en grattouillant le rongeur derrière l’oreille gauche.

– Sais-tu où est passé Ata ?, enchaîna aussitôt Sansho, ravi de pouvoir changer de sujet.

Le rongeur haussa des épaules, agacé. Il n’avait rien vu, car il s’était contenté de traverser la ville en tentant de rallier ses équipiers grâce à son odorat subtilWW et sophistiqué, de nuit, sans la moindre information, tout en évitant les différents bataillons de gardes qui parcouraient les beaux quartiers à la recherche de leur trésor volé. C’était déjà bien assez compliqué sans qu’il n’ait à jouer les nourrices pour un trentenaire sur le retour qui avait décidé de jouer les filles de l’air, estimait-il silencieusement derrière ses longues moustaches félines. Ils échangèrent ensemble des regards entendus, sans un mot. Ash avait comprit : Sansho commençait à s’inquiéter.