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Ataroth ouvrit lentement les yeux et se redressa. Il ne ressentait aucune douleur, ni la moindre fatigue. Pour être plus précis, il ne ressentait absolument rien et s’imaginait flotter à la surface d’une eau claire et calme. La réserve dans laquelle il venait d’atterrir était plongée dans une lueur violacée trouble donnant à la salle l’allure d’une ruine engloutie par les eaux. Plus surprenant encore, à ses pieds se trouvait son propre corps brisé, irradiant d’une lueur pulsatile verte qui le parcourait pour y recoudre les tissus et y re-souder les os. Inconscient, entre la vie et la mort, l’âme d’Ataroth avait dû être aspirée par sa bague.

– Voilà qui est… nouveau., souffla-t-il.

– C’est ton sang là, partout, par terre ?…

Il tourna lentement sa tête jusqu’à tomber nez à nez avec Anathème, assise tranquillement sur le large buffet massif d’apothicaire dans lequel étaient enfermées quelques potions magiques non identifiées qui n’avaient jamais trouvé preneurs.

 De son corps n’émanait plus aucune lueur : elle était en chair et semblait plus tangible que le monde de coton qui les entourait. Ataroth leva une main devant ses yeux pour constater que son corps émettait une lumière bleutée, apaisante et étrangement nostalgique. 

– Plus de sang que de mal, répondit Ataroth, surpris de croiser Anathème en de telles circonstances ; il n’avait jamais expérimenté une telle chose. Anathème était rentrée dans la bague lorsqu’il avait perdu connaissance. Lui avait dû tout simplement mourir et l’anneau avait sans doute capturé son âme. Si la potion se révélait inefficace, il serait probablement coincé ici pour toujours.

Elle ne répondit pas et semblait agacée. Ses longs sourcils fins froncés sur son visage et sa moue hargneuse ne présageait rien de bon. Si Anathème était une alliée puissante et loyale, elle avait un caractère de feu qu’il ne valait mieux pas attiser.

– Je sais ce que tu vas dire, mais ce n’était pas prévu ! L’Artiste nous a balancés…, s’expliqua Ataroth en se relevant lentement. Anathème ne le quittait pas du regard.

– Tu sais les risques que tu prends en m’invoquant ! Shôko aurait très bien pu décider d’utiliser vraiment son arme… Anathème fixa Ataroth d’un air entendu.

– C’est moi qui aurais été blessé…, soupira Ataroth.

– Tué !, précisa Anathème.

– Oui, tué…, corrigea Ataroth. Il se tut un instant, le temps d’effectuer quelques expériences. Il tenta de saisir son corps, mais il fût repoussé par une force étrange. À la manière de deux aimants, il lui était impossible de toucher son lui matériel. Il reprit : 

– Je sais. Je n’avais pas le choix, on était dans un merdier pas possible et sans Tek… Sans toi…

– C’est ton rôle de faire en sorte qu’on ne se retrouve pas dans ce genre de merdier, Ata ! Tu ne peux pas continuer à m’invoquer à chaque occasion : pour vous aider à vous échapper, pour occuper les matons ou les videurs, pour faire diversion ou pour faire une partie de cartes ! Cet artefact interdit n’est pas un jeu…, souffla-t-elle en pointant du doigt la bague d’Ataroth. 

Anathème s’était rapprochée d’un pas en pestant après le Rose noire. Ataroth porta son regard sur son corps inerte pour constater que la potion avait fini son travail de régénération. Pourtant, il était toujours là.

– Suis-je mort ?, Demanda calmement Ataroth sans quitter des yeux son alter-ego matériel.

– Non… mais en frôlant la mort, ton âme s’est éloignée de ton corps et j’ai réussi à la capter ici le temps que ton corps soit entièrement rafistolé… Je t’ai invoqué.

– Écoute, on reparlera de tout ça ! Les gardes vont sûrement finir par débarquer, on doit foutre le camp… répliqua Ataroth en avançant également d’un pas, la main tendue en direction de celle d’Anathème. Leurs mains se touchaient presque. Anathème ne broncha pas.

– As-tu dit aux autres ce que ma présence te coûte ? Tu en as parlé à Ash ou à Sansho ? Tu sais ce que tu risques ! Tu ressens déjà les conséquences de tes abus, les effets de cette bague à l’intérieur de toi, je le sais : je l’ai senti aussi. Les magies de l’âme sont interdites pour de bonnes raisons !

Ataroth ne répondit pas, il baissa les yeux, puis la main.

– De plus, il faut garder le gamin en sécurité ! Avec les responsabilités qu’on a maintenant, il faut être plus prudent et éviter ce genre de cascade.

Anathème désigna à tour de rôle, d’un geste ample, presque théâtral, les différentes flaques de sang qui maculaient le plancher.

Elle avait raison et Ataroth le savait. Il resta quelques secondes sans rien dire, puis il prit une grande inspiration, comme pour ravaler ses propres excuses, puis conclut :

– Écoute, on règle cette histoire d’Anards chics et je ralentis la cadence ! C’est promis… Mais pour le moment, on doit déguerpir d’ici avant qu’une brigade de la garde ne débarque et que je ne sois obligé de t’invoquer à nouveau ! Il tendit une seconde fois sa main en direction d’Anathème et esquissa un léger sourire pour tenter d’apaiser la situation.

Anathème le toisa quelques instants, sceptique, puis prit une grande inspiration à son tour. Sans rien ajouter, elle toucha du bout des doigts la main qu’Ataroth lui tendait et ce dernier s’évapora aussitôt en une brume bleutée. Son esprit vaporeux fut soufflé par l’un des courants d’air qui filtraient à travers la fenêtre fracturée en direction de son corps qui l’absorba tout entier et quelques secondes plus tard, Ataroth se réveilla en sursaut, désorienté et endolori. La pièce était à nouveau plongée dans une pénombre tiède et silencieuse. Il était vivant. Ses plaies s’étaient résorbées et n’avaient laissé comme preuve de leurs existences qu’une auréole de sang sur ses vêtements. Anathème ne pouvait entrer en contact avec le porteur de la bague qui l’emprisonnait. Cet aspect de la malédiction dont elle était victime constituait l’une des rares règles qu’Ataroth avait su percer à jour ; le pourquoi ou le comment demeuraient autant de mystères qu’aucun des livres poussiéreux de la grande bibliothèque Mer Halad n’avaient su éclaircir. La magie de l’âme étant interdite, tous les exemplaires relatant ces arcanes maudites étaient conservés sous scellé royal dans les tréfonds de la tour de la Nainquisition.

Un léger filet d’air filtrait à travers le carreau brisé par lequel il avait fait son entrée fracassante, apportant à la pièce la touche de fraîcheur vivifiante dont notre pauvre acrobate avait besoin après cette douloureuse mésaventure. Il se releva péniblement et respira à pleins poumons, immobile devant le buffet poussiéreux. Il serrait les poings pour évacuer les derniers vestiges de douleur et d’adrénaline qu’il avait accumulés et ferma les yeux un instant. Il sentait la présence d’Anathème en lui ; elle semblait véritablement préoccupée et ça ne lui ressemblait pas : peut-être n’avait-elle pas tout dit ? Il souffla très lentement l’air qu’il avait retenu dans ses poumons et se redressa. Il était temps de rejoindre les autres, de toucher deux mots à l’Artiste et de tirer au clair cette histoire « d’Anars Chics ». La nuit avait encore de belles heures devant elle et Ataroth avait la ferme intention d’en profiter. Il boita lentement en direction de la large porte de bois, au fond de la salle. Il jeta un dernier coup d’œil derrière lui, puis l’entrouvrit le plus lentement du monde. Derrière elle, un palier sobre dominait un escalier de bois massif recouvert d’un tapis prune brodé de dorures ésotériques. La porte qui lui faisait directement face semblait verrouillée et la seule issue possible semblait être, bien évidement, la descente en direction de la salle de vente et la sortie par la porte principale de la boutique. Un brouhaha vint cependant arrêter net les élans de notre malheureux héros : des voix s’élevaient de l’étage inférieur. Une réunion des plus surprenantes avait lieu en pleine nuit dans la boutique à potions pourtant close et une voix en particulier lui semblait familière. Ataroth s’accroupit et descendit le plus silencieusement du monde quelques marches jusqu’à pouvoir apercevoir à travers les barreaux de bois de l’escalier la scène en question : plantés au milieu de l’échoppe se trouvaient Minibenus, Grand Prêtre du Temple de Malsonge à Blanchenuit, et son fidèle conseiller, Zano le déchu. Tous deux semblaient attendre quelqu’un, tournés vers la porte de l’arrière-boutique, au delà du comptoir à remèdes, du côté de la caisse enregistreuse. À bien y réfléchir, ce n’était pas si surprenant ; le propriétaire de l’établissement était un orque répondant au nom de Pratimarr Fodekor, membre notoire du culte de Malsonge. Ce n’était vraiment pas le moment pour Ataroth de croiser ces énergumènes, d’autant qu’ils n’avaient probablement pas oublié les quelques larcins récents commis par les Roses Noires dans leur temple. De nombreuses questions s’entassaient dans son esprit : que manigançaient ces fanatiques au beau milieu de la nuit ? Et plus important encore, comment allait-il pouvoir rejoindre la porte sans que ces fous furieux ne s’en rendent compte ? Il grimaça. La nuit n’allait peut-être pas être assez longue, après tout.

Minibenus tapotait nerveusement sur le comptoir depuis le haut du tabouret de bar en cuir mauve sur lequel il trônait fièrement. Ses yeux sombres, hallucinés, maquillés de noir et exorbités, étaient rivés sur l’arrière salle d’où émanaient quelques bruits étouffés. Il se racla la gorge pour exprimer son impatience. Minibenus était un individu de petite taille, musclé et particulièrement bourru. Certaines rumeurs lui attribuant des origines naines – voire demi-naines – restaient tenaces malgré les excès de rage destructrice et meurtrière que Minibenus était capable de déployer pour les étouffer. Il portait une cape noire de belle facture qui dissimulait sa toge rose cintrée de cérémonie. Une ceinture en zèbre et des bagues, chaînes et colliers dorées, ciselés avec application, venaient parfaire sa tenue officielle de malsongeur orthodoxe : un chic en dehors des codes du bon goût légitime.

Minibenus finit par taper du poing sur le comptoir :

– Bon, ça vient bordel ?!, grogna-t-il à l’attention de l’apothicaire, Pratimarr, qui semblait désespérer de trouver l’objet désiré dans l’organisation pourtant d’ordinaire irréprochable de sa réserve. Minibenus passa sa main dans sa longue chevelure brune ébouriffée pour replacer de côté les longues mèches qui venaient envahir son visage dès lors qu’il s‘agitait.

– Oui, votre somptuosité démoniaque, encore un instant, je l’avais posée par-là, j’en suis certain !, bafouilla l’orque du fond du magasin.

– Grmbl…, grommela Minibenus qui se renfrogna derrière ses mèches à nouveaux renégates. Son visage rectangulaire, aux pommettes saillantes et agressives n’exprimait rien d’autre que du mépris et de la colère. Il semblait prêt à bondir par dessus le comptoir et à tout fracasser derrière celui-ci.

– Ne vous inquiétez pas, votre Ignominie Triomphale, je suis sûr que tout sera prêt à temps !, intervint Zano qui ne souhaitait pas voir cette réunion secrète se transformer en règlement de compte avec incendie à la clef… comme la dernière fois. 

– Ah ! Mon bon Zano, je ne m’inquiète pas pour ça… Je suis simplement agacé par ce manque d’organisation dans nos rangs ! Vois-tu, de mon temps jamais nous n’aurions fait patienter un Grand Prêtre ainsi, sans un cocktail de brocolis ou la moindre ambiance musicale sous peine de se voir sévèrement réprimandé, pesta Minibenus. Zano était la seule personne dans tout Roselarme que Minibenus tolérait et qui parvenait à apaiser pour un temps ses élans dévastateurs.

Zano, emmitouflé dans sa longue cape de soie noire au revêtement intérieur bien entendu rose, s’avança vers Minibenus pour venir lui tapoter l’épaule en souriant, révélant ainsi ses longues canines assassines. Il avait un teint de porcelaine, comme tous les sangs-d’alliance maudits, passés du mauvais côté de la guerre sainte, condamnés à ne plus s’exposer au grand jour sous peine de se voir désintégrés. Zano avait une coupe au bol très stricte et le visage émacié, pointu, à l’image de la rapière solidement fixée à sa ceinture zébrée que ses mouvements veloutés laissaient apparaître par intermittence sous sa cape. D’après les différentes rumeurs qui circulaient en ville, Zano posséderait en lui une puissance magique tout à fait remarquable, mais personne n’en avait jamais eu la preuve, ou tout du moins personne n’était encore là pour en témoigner. Héritier des Andari, même défait des grâces de Douceplume, cela n’était pas surprenant.

– Bien entendu votre Sérénissime Déliquescence, c’est intolérable et je m’occuperai moi-même de mettre en place les réprimandes adéquates à cet outrage. Vous savez mon talent pour les choses de la douleur, n’est-ce pas ?

– Certes, certes, acquiesça Minibenus, un sourire malsain suspendu aux lèvres. Ce sourire confirmait que les traits dessinant le visage du grand prêtre avait du mal à se plier à l’expression du moindre sentiment positif ; son sourire aurait très bien pu faire figure de reproche, ou de réprimande.

– Bien, regardez ! Revoilà notre camarade Pratimarr, marchandise en main. Zano applaudit le plus silencieusement du monde l’arrivée tant attendue de l’orque grisonnant derrière son large comptoir. Pratimarr Fodekor était un orque de Malsonge d’environ un mètre quatre-vingt, ce qui n’avait rien d’exceptionnel pour un individu de cette race, au pelage poivre et sel fourni attestant de son âge avancé. La lenteur de ses déplacements et la précarité de ses appuis confirmaient ce statut d’ainé, de vétéran, qu’il était toujours ravi de brandir comme principal argument de vente de ses potions et autres mixtures « affinées avec le temps et l’expérience ».

Pratimarr réajusta ses larges lunettes rondes sur sa truffe en arrivant au niveau de Minibenus. Contrairement à l’impression que pouvait dégager notre alchimiste dégingandé dans une toge magenta trop grande pour lui, Pratimarr était, comme le sont généralement les orques, intelligent, discipliné et appliqué. Aguerri à la pratique de l’alchimie, de la botanique et de l’herboristerie, il avait su conquérir le cœur des amateurs de baumes d’embellissement en tout genre tant ses recettes étaient audacieuses et recherchées. Son appartenance active au culte de Malsonge était restée à l’état de on-dit et il s’en était toujours défendu publiquement, probablement pour ne pas nuire à ses affaires plus que fructueuses. “L’Elixir Funky” s’était rapidement imposé comme la référence en la matière et sa notoriété dépassait largement les limites de la ville.

– Je l’ai, Ô vôtre Supremissime Pestilence, j’ai votre commande !, finit-il par déclarer après avoir repris son souffle. Il brandit un flacon minuscule, contenant quelques millilitres d’une substance rose fluorescente. Bien entendu, Malsonge m’en est témoin, vous n’en paierez pas la moindre goutte ! 

– Évidemment…, renchérit Minibenus après avoir saisi d’un geste vif la flasque tant convoitée. Il la leva au-dessus de sa tête pour la contempler à la lumière chaude de la maricalampe suspendue au dessus de la caisse. La potion semblait d’une pureté à faire pâlir d’envie le couvent de Douceplume.

– Malsonge vous en est reconnaissant, Pratimarr, et nous saurons utiliser cette concoction comme il se doit pour qu’advienne la gloire de notre Magnificence Divine, ajouta Zano lors d’une révérence raffinée à l’attention de l’alchimiste, apparemment flatté. Un bruit de vase volant en éclat retentit soudain, suivi d’une série de jurons étouffés. Zano dégaina en un éclair sa rapière enchantée qui illumina la pièce d’un flash rosé tandis que Pratimarr marmonnait déjà dans sa barbe une discrète incantation pour que le sceptre d’orme qu’il venait de tirer de sous son épais comptoir se chargeât en énergie. Minibenus bondit de sa chaise, brandissant sa bague qui s’embrasa d’une flamme rose iridescente. Une fourchette immense apparut dans sa main : Kramythal, la fourchette divine de Malsonge, arme de guerre du doyen des Trolls, venait d’apparaître. Les armes divines étaient rares et généralement réservées aux plus hauts membres des clergés. Forgées il y a plus de mille ans par les andari, personne dans Roselarme ne sait réellement comment les premiers-nés procédaient. Immatérielles, isolées dans l’espace astral, une forte concentration mue par un désir particulier permet de faire apparaître, à travers la marica de l’anneau divin qui lui est lié, l’arme dans la main de son possesseur. Concernant Kramythal, la hargne et le désir de détruire était le sentiment clé : un jeu d’enfant pour Minibenus, qui l’invoquait parfois sans faire exprès.

– Montre-toi, vermine !, ordonna Minibenus courroucé, le poing fermement vissé autour de son arme légendaire qui transpirait une toute puissance insondable.

Ataroth venait de se prendre les pieds dans le sceau à serpillière en tentant de rallier la sortie le plus discrètement possible puis, surpris et déséquilibré, il avait heurté le buffet bas qui supportait un somptueux vase de cristal en tentant de rattraper le manche du balai qui allait heurter l’étagère vitrée contenant les fioles explosives. Ataroth leva aussitôt les mains :

– Doucement ! Doucement… Je sors !, s’empressa-t-il de lancer en se redressant, les mains bien en vue. Il apparut au bout de la rangée des onguents de soin et mixtures de beauté en tout genre. Une goutte de sueur lui coula le long de la joue tandis qu’il s’arrêtait au milieu de l’allée, face aux Malsongeurs belliqueux. Inutile de brandir votre arsenal, chers amis, je… ne suis qu’un client maladroit et je… cherche des… potions permettant de… rassasier ma… soif de… consolation ? 

Ataroth n’était pas le plus habile pour improviser. Le choix d’un élixir plus traditionnel aurait sans doute été plus judicieux et il sentait bien que cette approche pouvait sembler douteuse, mais il n’avait pas trouvé mieux dans le temps imparti.

Pratimarr indiqua du doigt le fond de la pièce :

– Étagère de droite, troisième rangée : les potions concernant la soif de consolation de l’Homme sont étiquetées en jaune et, avant de les boire, pensez à bien…, siffla-t-il avant d’être interrompu d’un mouvement de main par Minibenus, suivi d’un bref regard entendu qui lui indiquait clairement qu’il ferait mieux de se taire. Minibenus toisa le Rose Noire d’un œil inquisiteur, constatant avec surprise qu’il ne s’agissait pas d’un garde, il se tourna vers son conseiller :

– Mon doux Zano, qui est cet énergumène en guenilles ?

– Il s’agit d’Ataroth, votre Décrépitude Néfaste. C’est le chef des Roses Noires. Ce sont eux qui ont dérobé dans notre réserve la semaine dernière la tunique de soie du Grand Dénonciateur du Temple et qui sont responsables du larcin des Emblèmes de Pouvoir à la Grande Cérémonie des Longues Nuits, il y a moins d’un mois.

– Grmbl…, émit Minibenus en se retournant vers le nouvel arrivant.

– Si je puis me permettre…, coupa Ataroth, ce n’est pas tout à fait vrai…

– SILENCE, cloporte ! Je vais t’apprendre à rançonner Malsonge !, grogna Minibenus avant de pointer Kramythal, sa fourchette de guerre, dans sa direction. Emvannadell Roz !, hurla Minibenus. Une flèche de puissance rose incandescente jaillit instantanément de son arme en direction de notre pauvre maladroit.

Ataroth bondit immédiatement entre deux étagères, réalisant à la réception une roulade qui le propulsa contre le mur de pierre où se trouvait la porte de sortie tant convoitée, esquivant ainsi de justesse la salve d’énergie qui consuma à son contact le bas de sa cape et fit exploser le mur du fond de l’échoppe à l’impact. Un fracas de tous les trolls vint à nouveau troubler le calme tout relatif de cette nuit d’automne et un nuage de poussière envahit la pièce au rythme des gravas de pierre qui retombaient sur le plancher brut de la boutique du vieil apothicaire déconfit. Zano protégea de sa cape son grand prêtre et Pratimarr se jeta au sol, sous son comptoir, pour éviter les fragments de roches calcinées et les particules d’énergie projetés en tous sens. Les vapeurs opaques d’énergie divine, mêlées aux différentes effluves des potions parfumantes occupant jadis le fond de la boutique, avaient totalement envahi la pièce et l’on n’y distinguait plus rien. Ceci expliquait sans doute que malgré l’incendie naissant, l’odeur fut agréable. Ataroth mit sa main devant sa bouche pour éviter d’inhaler ces fumées toxiques, résidus de marica ou de baumes non identifiés, et rampa le plus vite possible en direction de la porte. Très rapidement au pied de cette dernière, il profita de la confusion générale qui régnait dans la boutique pour s’extirper de cette situation délicate. Le seuil franchit, il referma lentement la porte derrière lui, puis s’élança dans la rue à vive allure, traversant la grande voie Grémont Octaf en quelques secondes avant de s’engager sans plus de cérémonie dans une petite ruelle parallèle.

– Ces types sont malades… Mais je me demande quand même ce qu’ils complotaient là au beau milieu de la nuit ?

Ataroth bondit par dessus une rambarde de pierre au bout de l’allée pour rejoindre l’escalier en colimaçon qui le mènerait dans les Bas-Fonds ; une fois en bas, ce serait un jeu d’enfant d’atteindre la demeure de l’Artiste. Ataroth prit une profonde inspiration avant de s’enfoncer dans une ruelle pavée, disparaissant ainsi dans l’ombre protectrice de la nuit.

Dans la boutique, la façade avait été totalement désintégrée, dégageant une vue imprenable sur la banque, différents viaducs et une partie des Bas-Fonds. L’escalier de bois s’était enflammé suite à cette déflagration et la plupart des armoires avaient été projetées à terre, brisant les potions qu’elles contenaient et déversant ainsi leur contenu sur le sol en une immense flaque de couleur changeante.

Minibenus tapota d’une main ferme ses épaules pour en faire tomber la poussière qui s‘y était rapidement accumulée. Il fit disparaître sa fourchette divine en un éclair rose et se mit paisiblement en marche en direction de la porte, un sourire de satisfaction figé sur le visage. Sourire une nouvelle foi peu engageant. Zano rengaina son arme et soupira, suivant mollement le grand prêtre, l’air résigné.

– Ma… ma boutique…, balbutia Pratimarr, figé derrière son comptoir intact, contemplant devant lui un champs de ruines.

Zano fit une halte, compatissant :

– Cher ami, lorsque les gardes arriveront, vous leur direz la vérité : les Roses Noires ont détruit votre boutique en tentant de dérober une potion expérimentale encore instable. Pour le coût des réparations, votre assurance et notre culte ne vous laisserons pas tomber. Zano salua bien bas le vieil orque qui ne semblait plus vouloir bouger. Et désolé pour ce… grabuge, ajouta-t-il, manifestement embarrassé. 

– Pas un mot à propos de notre rencontre, et que Malsonge veille sur vous !, conclut Minibenus avant de quitter les lieux, suivi de près par Zano. La garde royale, alertée par le vacarme, serait sur place d’ici peu et le haut responsable de Malsonge qu’était Minibenus ne pouvait se permettre ce type de publicité ; il leur fallait disparaître rapidement.

Le calme revint dans la boutique tandis que Pratimarr Fodekor fixait le brasier, stupéfait. Il se laissa mollement tomber sur le petit tabouret de cuir zébré et ne bougea plus. La sirène de la brigade royale de lutte contre les incendies retentit et Pratimarr soupira de plus belle.

– Garde Royale ! Laissez passer ! faites place! Rhaaa mais poussez-vous bande d’ivrognes !, s’égosillait le capitaine Shoko en se frayant un passage à travers la foule avinée qui avait envahi la place des Orfèvreries à l’occasion de la soirée de clôture du festival des Tambouilles-à-vin, incontournable célébration de fin des labeurs agricoles communs à toutes les régions. Le rythme de la nature et des saisons était un fait universel où tous les paysans, qu’ils soient humains, trolls, gnomes, nains, farfadets ou orques, voyaient aboutir un cycle. Seul réel événement qui rassemblait tout le continent et s’exprimait à travers la convivialité d’un plat unique, mis en variation de saveurs et de couleurs selon chaque région, le Tripoke. Plat composé exclusivement de produits végétaux, selon la règle des Triotriter. Le plus classique étant une base de céréale associée à un légume frais et une herbe. Et pouvant être décliné à l’infini avec légumes secs, fruits frais, fruits secs, algues, légumineuses, tubercules, racines, épices, le tout mouillé d’une sauce ou bouillon en harmonie avec le plat et composée d’une base fermentée ou distillée là encore associée avec deux autres ingrédients, liquides ou solides. Et bien sûr, qui devait se déguster accompagné de trois verres d’une boisson en accord parfait avec le plat. Ainsi, l’Art culinaire de chaque Région rivalisait de créativité selon l’expression de la nature profonde de chaque peuple. Ce qui attirait une joyeuse foule cosmopolite, en quête d’expériences sapides et enivrantes et se traduisait en une cohue fébrile, chancelante un grand bol large en main ; et au cou, un plastron-bavette supportant une réglette percée de trois trous afin d’y loger verres, gobelets et godets plus ou moins remplis ou vidés de boissons aux couleurs, densités et degrés variables.

Le sergent Maril zigzaguait, virevoltait, rebondissait d’un stand à l’autre, le nez en avant, salivant de plus belle à chaque virage. Garem le tirait tant bien que mal par la manche en tachant de rester dans le sillage de Shôko qui devait percer la foule en liesse, en slalomant entre barriques, futs, tonnelets de vins, bières, distillats et des badauds imbibés, hilares, aux trajectoires aléatoires, pour rallier le grand escalier. Ce qui devait être le chemin le plus direct selon le sergent Maril, pour rejoindre les bas-fonds ouest où se trouve le casino de l’Artiste lorsque l’on arrive de la banque. Dans ce brouhaha éthylique, les voix grumeleuses des gnomes s’élevaient aux côtés de celles, plus aiguës et nasillardes des farfadets et des vocalises sonores des hommes et des femmes encore en état de chanter :

– Ah ! Elle est belle à croquer,

La petite d’la boutique aux légum-euuuuh !

Et après la boustifaille,

Viendra l’heure des r’trouvailles 

Sous l’édredon de plum-euuuuh…

Oh ! On l’aurait câlinée,

On lui aurait tout donné,

Pour pouvoir caresser

ses agrum-euuuuh !

Shôko excédé s’arrêta après avoir buté net contre un trio de trolls trinquant bravement bras-dessus-bras-dessous. 

– Maril ! Quelle idée… Nous allons rater les Roses Noires à cause de vos raccourcis à rallonge !, pesta Shôko.

– Navré, capitaine ! Je vous jure que je l’ignorais…, répliqua Maril secrètement soulagé par cet « arrêt buffet ».

Le lieutenant Garem se contenta de poser un regard insistant à l’attention du sergent pour que celui-ci se ravise :

– Ce n’est pas que je l’ignorais… Mais je n’ai point prémédité, je n‘imaginais tout simplement pas qu’il y aurait encore autant de monde… Du monde, mais l’odeur est bonne, malgré tout, vous ne trouvez-pas ?

– Place ! Laissez passer le Capitaine, urgence de la Garde par Douceplume  !, hurla Garem qui avait reprit d’ouvrir la marche en agitant ses bras dans tous les sens pour repousser les festivaliers qui titubaient dans la direction du petit groupe.

– Sergent ! Vous avez un cornet de Panaileris-frites dans la main… Vous mangez alors que le Trésor Public est aux mains de vermines en cavale ! Reprenez-vous !

– Bardon Capf’itaine!, répondit penaud Maril en ingurgitant avec précipitation . Ché pô… c’est le vieux Griblou là, j’allais pô lui refuser, ça s’fait pô… Et puis quand je suis inquiet, je mange.

– Quand il est inquiet, et quand il est rassuré, aussi. Ajouta Garem les yeux au ciel en atteignant l’escalier tant convoité.

– Rhaaa… grogna Shoko. Ça suffit ! Nous avons pris du retard… Pressez-vous !

– Ché juchte en bas, Cap’fitaine…, indiqua Maril, les doigts gras et la bouche pleine.

– Certes mais nous devrons traverser quelques rues et deux autres places, avant d’arriver au Casino., précisa Garem.

– En espérant qu’il n’y ait pas un festival autour de chaque fontaine…, conclut Shoko en pressant le pas pour finalement reprendre la tête du groupe, suivi de près par ses hommes.

Ils descendirent à grandes enjambées l’imposant escalier qui les menait aux bas-fonds de la ville, s’éloignant petit à petit des musiques paillardes et des exhalaisons de rôtissoires, friteuses et poêlées en tous genres exaltées par les effluves volatiles des alcools, au grand regret du Sergent Maril.

 

– Si l’on n’intervient pas maintenant, il risque de foutre le camp et on ne le retrouvera probablement jamais. Ce type est capable de disparaître pour de bon !, lança Sansho en se redressant. 

La ruelle du casino était toujours vide, la fenêtre du bureau de l’Artiste était ouverte et une lueur orangée filtrait à travers le voilage rouge, qui virevoltait légèrement à chaque courant d’air. Tout semblait calme. 

– On y va !

– Et si Ata arrive ? Ou s’il a des problèmes, on d’vrait pas l’aider ?, intervint Ash, attrapant le bras de Sansho qui s’apprêtait à sauter du balcon.

– Ne t’inquiète pas, gamin ! On finit le boulot et on avisera ensuite, allez !

– Mais…

Sansho attrapa la main d’Ash qui le retenait et bondit du balcon. Ils atterrirent sur le petit toit de briques rouges du bâtiment qui faisait face à la fenêtre béante par laquelle ils avaient pensé entrer. Ash étouffa un cri de surprise durant la chute, et finit par le pousser après une réception calamiteuse qui manqua de peu de le faire tomber deux étages plus bas. Il ne semblait pas content de l’initiative de Sansho et lui adressait maintenant un regard des plus noirs, regard que Sansho se fit un devoir d’ignorer. Tek bondit à son tour pour les rejoindre. Il renifla un instant et s’élança d’un bond habile dans la ruelle, traversant la voie en un battement de cils. Il agrippa la gouttière et escalada la façade en quelques secondes. Il se tenait maintenant sur le rebord de la fenêtre et jeta un coup d’œil à l’intérieur : à l’exception des rideaux de coton rouge tissés main aux motifs fleuris, tout semblait immobile. Il fit signe de la patte à Sansho et Ash.

– On y va !, ordonna Sansho en fixant avec insistance le jeune voleur qui se contenta d’acquiescer d’un signe de tête, toujours désarçonné par le plongeon inattendu. 

Ils se laissèrent tomber sur le toit d’une vieille carriole, puis terminèrent leur descente vers le pavé de la voirie le plus souplement possible. Il se précipitèrent à couvert contre la façade. Personne ne sortait du casino et rien ne semblait bouger dans les ombres ambiantes. Sansho fit la courte échelle à Ash pour que ce dernier puisse entamer l’ascension de la gouttière, suivit de près par le vieux marin qui fit quelque peu plier l’évacuation métallique en l’escaladant. Il arrivèrent rapidement à destination et entrèrent sans la moindre hésitation dans l’appartement de l’Artiste.

La pièce était sens dessus dessous. Les armoires avaient été renversées sur le sol ; leurs contenus, livres et bibelots, répandus sur les lattes de chêne qui composaient le plancher. Un feu de cheminée vacillait à chaque courant d’air, aux abords d’une table de bois massive sur laquelle étaient éparpillés différents ouvrages archéologiques. Ash avança lentement dans la pièce, suivit par Tek qui ne lui lâchait pas les bottes :

– Qu’est-ce qui s’est passé ici ?

Sansho le dépassa sans répondre. Il observa quelques secondes la pièce, puis se précipita vers la table sous laquelle gisait le corps de l’Artiste, inerte, allongé près d’une chaise de bois renversée sur un luxueux tapis ensanglanté autrefois bleu et crème. Il portait son habituel loup noir laissant percer ses yeux verts figés dans le vide. Ses cheveux poivre et sel gominés étaient parfaitement apprêtés ; il n’avait pas dû se défendre.

Le Sceptre du Monarque, dérobé plus tôt dans la nuit dans les coffres du roi, était planté dans son abdomen, provoquant sans doutes quelques fractures et, à en croire par les projections de sang autour du corps, une hémorragie spectaculaire. Sous sa fine moustache grise et son menton volontaire, sa bouche s’était figée en une grimace tendue : s’il était sûrement mort rapidement, il avait dû en baver malgré tout. Sansho se pencha au-dessus du cadavre pour prendre son pouls, rejoint rapidement par Ash qui n’en croyait pas ses yeux :

– Est-ce qu’il est mort… mort ?

– Oui…, répondit Sansho en plongeant l’index dans la flaque de sang la plus proche, qu’il essuya aussitôt sur la toge de soie turquoise de l’Artiste dont la coquetterie légendaire ne semblait plus être si importante.

– Il y a peu. Son sang est encore chaud. 

Sansho se releva et détourna le regard. 

– Merde !, il porta ses mains à sa nuque et ferma les yeux. 

Il connaissait l’Artiste depuis maintenant trente ans. Ils avaient même fini par devenir amis et bien que le plan de ce soir eut mal tourné, il lui était impossible de croire que ce vieux rat eut été capable de les trahir. Pas sans contraintes, ni menaces… et cette scène tragique lui donnait probablement raison. L’amitié des bas-fonds ne pesait pas lourd face à l’obsession de toute une vie, mais de là à se retourner contre ses associés, ça n’avait aucun sens.

– Qu’est-ce qu’on fait ?, interrompit Ash qui commençait à paniquer. Tek s’était écarté du groupe pour jeter un œil aux environs. La porte d’entrée était fermée de l’intérieur, ce qui voulait dire que son assassin était probablement sorti par la fenêtre. Il indiqua de la patte le loquet à Sansho qui grimaça.

– Fouille-le…, ordonna ce dernier au jeune voleur avant de se diriger vers la fenêtre, perdu dans ses pensées.

Ash s’empressa d’obéir et dénicha rapidement une bourse contenant un beau paquet de soussous, une dague encore endormie dans son luxueux fourreau d’ebène et une carte de papier blanc maculée de sang qu’il s’empressa de signaler à Sansho. On pouvait encore y lire l’inscription faite à l’encre noire : « Hôtel des Brumes. Les Anars Chics. »

– On a trouvé la même carte dans un des coffres de la banque… Je pense que ces Nanars Chips sont les responsables !, déclara Ash avec une fierté parfaitement disproportionnée en rapport à l’évidence de la déduction.

– Il n’était pas bien courageux, mais c’était un ami rare et précieux.  Ils paieront donc un lourd tribu. Je vais les traquer et les renvoyer à Douceplume…, pesta Sansho, les larmes aux yeux.

– D’après nos informations, c’est ici qu’habite l’Artiste, cap’taine, indiqua Garem en pointant de l’index l’entrée du casino illuminée de néons clignotants, au fond de l’allée. L’enseigne promettait par intermittence « les cocktails de bières les plus fruités de la capitale ». À la lecture de cet engagement promotionnel, le sergent Maril fut assailli d’un frisson de dégoût : comment pouvait-on fruiter la bière ? Pour un épicurien de son acabit, c’était inconcevable, mais il préféra ne pas aborder le sujet ; ce n’était clairement pas le moment. Ils se mirent en marche jusqu’à atteindre la porte massive d’acier du casino, sur laquelle Shôko frappa trois coups secs et sonores :

– GARDE ROYALE, OUVREZ !

Une trappe s’entrouvrit, dévoilant le regard sévère d’un troll, qui la referma aussitôt.

– Un troll ?! Pourquoi tous les videurs de la ville sont-ils des trolls ?!, gémit Maril qui avait déjà eu plusieurs mésaventures avec ce genre d’individu.

Un bruit de loquet massif se fit entendre et la porte grinçante s’ouvrit en frottant le parquet de bois. Une musique festive étouffée par la seconde porte de sécurité parvint aux oreilles de nos compères et un troll particulièrement impressionnant, vêtu d’un costume de soie bordeaux et d’un nœud papillon vermeil, vint se poster dans le passage, en lieu et place de l’huis rouillé. Maril et Garem reculèrent d’un pas, surpris d’une telle masse de muscle. Le capitaine ne broncha pas, la main posée sur le pommeau de son espadon.

– Nous devons parler avec l’Artiste, tu peux nous organiser ce petit entretien rapidement, l’ami ?, lança Shôko, un sourire narquois aux lèvres.

Le troll le regarda droit dans les yeux avant de croiser les bras :

– Pas là ! Vous partir. 

Il s’apprêta à refermer la porte mais Shôko s’interposa en calant son pied contre le bâtant.

– Écoute, petit, je ne suis pas venu faire d’histoires dans votre… casino. Vos jeux truqués, vos petites arnaques et vos prostitués au rabais ne m’intéressent pas. Je dois parler à l’Artiste et je dois lui parler MAINTENANT ! Alors tu vas dégager de là et nous laisser rentrer… à moins que tu ne préfères un petit séjour dans nos geôles royales ? On en a plein des comme toi là-haut. 

Shôko fronça les sourcils et tira légèrement sa lame. Garem et Maril se regardèrent subrepticement et déglutirent bruyamment. Le capitaine n’était pas là pour plaisanter. Le troll fit un pas en sa direction et se pencha pour venir placer son visage à quelques centimètres du sien, ses deux yeux globuleux menaçants plantés dans ceux du capitaine. Shôko se contenta de hausser un sourcil.

– TOI PARTIR ! Artiste veut pas voir toi !, grogna le troll qui n’avait vraisemblablement pas l’intention de bouger d’un iota.

Le capitaine se tourna lentement en direction de ses adjoints, fronça les sourcils, l’air agacé et se retourna vers le troll.

– Bien, conclut Shôko. Il envoya aussitôt un rapide coup de tête dans le visage du troll qui recula d’un pas, davantage surpris que déséquilibré. Il tira son épée en un éclair, posa la pointe de sa lame nue contre la poitrine du troll, ferma les yeux et marmonna quelques mots d’andarique ancien dans sa barbe de trois jours.

Un éclair d’énergie blanche jaillit alors de son arme et propulsa violemment le pauvre videur contre la seconde porte de fer qui plia et céda sous la violence de l’impact, libérant ainsi le passage. Le troll roula sur quelques mètres supplémentaires et vint heurter la première machine à sous venue, qui ne manqua pas de plier sous le poids de ce dernier. Le troll ne se releva pas : il était inconscient.

– Restez-là, personne ne doit entrer ni sortir !, ordonna Shôko avant de s’engouffrer dans le casino.

– Ou… oui, à vos ordres capitaine !, bégaya Garem, stupéfait par la tournure des événements. Il savait d’expérience que les choses pouvaient rapidement tourner à la bagarre dans ce genre de quartier mais là, l’escalade avait été fulgurante. Maril quant à lui se contenta de hocher mécaniquement de la tête.

À l’intérieur, deux grands lustres bas de gamme illuminaient faiblement la pièce rectangulaire intégralement recouverte au sol d’une épaisse moquette aux motifs floraux et au goût incertain. Essentiellement meublée de machines à sous, de tables de jeux et de canapés de cuir rapiécés dans lesquels se vautraient une petite bourgeoisie négligée en mal de sensations fortes, accompagnée de poules d’un soir, la salle semblait offrir comme principale attraction le gigantesque bar transversal, jonché de bouteilles à moitié vides, de verres à moitié pleins et d’une faune totalement ivre, bar sur lequel se trémoussaient au rythme des mélopées jazzy du fameux orchestre Belles Nuits Bleues quelques danseuses dénudées.

Le personnel commençait à s’agiter. Suite à l’arrivée fracassante du capitaine, un petit mouvement de foule avait attiré l’attention d’une serveuse dont les services ne se limitaient sans doute pas au service et qui s’était empressée, malhabile sur ses talons beaucoup trop grands, de prévenir le responsable. Tandis que de part et d’autre de la pièce les clients dissimulaient à la va-vite sous leurs atours piécettes, paquets et autres mithouleuseries, un farfadet moustachu tenta désespérément de se frayer un passage à travers la foule :

  – Place ! Place !, aboya-t-il, Qu’est-ce donc que tout ce tintouin ?!

Il finit par heurter l’armure du capitaine et tomba de ce fait sur ses fesses, se relevant aussitôt comme s’il s’était contenté de rebondir sur le parquet. Des rires étouffés se firent entendre, malgré l’arrivée de la garde royale que chaque individu présent préférait éviter soigneusement et systématiquement. Shôko toisa du regard le farfadet, sans le moindre mouvement.

  – Cap… Capitaine Shôko ! Ahahah… Quel bon vent vous amène dans notre humble club de… gentilshommes ?, balbutia le farfadet en faisant la plus large révérence qui puisse être exécutée. Shôko détailla l’assemblée en question, reconnaissant au passage quelques pourritures notoires et autres rebuts des geôles royales. Il rangea son arme et avança en direction de la foule qui s’écartait naturellement sur son passage, insolubles comme l’huile l’est avec l’eau.

  – Vous êtes le gérant ?, se contenta de demander le capitaine.

  – Oui, en quelques sortes ! Je suis Vitouk Dik Sinek, le… l’adjoint du propriétaire !, répondit aussitôt le farfadet.

Ses yeux verts lubriques pendaient sous le poids d’épais sourcils noirs, dissimulés derrière de larges lunettes rondes de bois, rafistolées de quelques morceaux de ruban adhésif rouge, délicatement déposées sur un nez fin et allongé. Il avait de longs cheveux bruns retenus ensemble en une longue queue de cheval par une bande de tissu également rouge et affichait un large sourire hypocrite qui ne parvenait pas à masquer son anxiété.

  – Bien, Vitouk, je suis justement ici pour voir votre patron, où pourrais-je donc le trouver ?

  – Mon… Monsieur n’est malheureusement pas disponible, il… reçoit à l’étage ! Il a clairement émis le souhait de ne point être dérangé et, à moins que vous n’ayez une injonction royale… Vitouk simula l’embarras à merveille, en levant les bras au ciel comme s’il s’agissait d’une évidence que seuls les dieux pouvaient contester.

Shôko s’approcha du farfadet qui affichait de moins en moins d’assurance au fur et à mesure que le capitaine se rapprochait :

  – Vous savez, Vitouk, c’est exactement ce qu’a essayé de m’expliquer votre ami, l’ouvreur. Il semblait ne pas saisir que JE suis l’injonction royale., lança Shôko en montrant du doigt le troll inanimé, encastré dans la machine à sous derrière le pauvre farfadet. Vitouk déglutit difficilement. Je suis certain que vous préférerez m’organiser cette rapide entrevue avec l’Artiste plutôt que de voir débarquer une brigade de contrôle qui passerait au peigne fin l’établissement ET sa clientèle., ajouta Shôko, un sourire entendu vissé sur les lèvres. Une houle d’insultes et de contestations s’éleva de la foule agglomérée autour de la scène. Shôko désigna discrètement du doigt deux individus particulièrement louches, aux visages balafrés, à la chique saillante et à l’œil torve, puis se pencha sur le farfadet qui devenait réellement nerveux : 

– Je suis sûr que Patrock l’Ecorcheur et La Hyène n’apprécieraient pas cette visite impromptue des brigades royales. Ils viennent de sortir et je doute qu’ils seraient enchantés à l’idée de replonger à cause de vous…

La foule s’agitait dangereusement et le capitaine porta doucement la main au pommeau de son arme.

  – Inutile de s’énerver ! N’est-ce pas ?, coupa Vitouk, nous… nous allons… régler ce… cette affaire de… rendez-vous. Le farfadet, résigné, fit signe au capitaine de le suivre et s’engagea en direction de l’épais rideau vermeille derrière lequel un couloir les mènerait à un escalier leur permettant d’accéder aux appartements de l’Artiste, à l’étage. Shôko gardait une main sur son fourreau ; il savait de quoi étaient capables les raclures des bas quartiers pour éviter de finir derrière les barreaux.

Le bureau de l’Artiste ne semblait pas contenir d’indices supplémentaires qui les mèneraient à ces « Anars Chics » dont ils n’avaient jamais entendu parler auparavant. Sansho rabattit les bras de l’Artiste sur son corps immobile et réajusta son col. Il avait l’air endormi, prisonnier d’un cauchemar fiévreux dans un complet turquoise, trempant dans une flaque bordeaux ; cette mise en scène théâtrale avait l’esthétique d’un tableau classique et était idéale pour clore les aventures de ce personnage haut en couleur. C’était en tout cas ce que pensait Sansho.

– L’Artiste nous a trahi, Sansho ! On a failli se faire pincer à cause de lui et le chef y est peut-être resté… qu’est-ce que tu fais ?

– Tu ne trouves pas qu’il a largement payé pour tout ça ?, répondit sobrement Sansho en se redressant. Ash ne répondit rien, il se contenta de baisser les yeux et de s’enfoncer dans sa cape.

– Ces types n’ont pas d’honneur., ajouta Sansho avant de ramasser mollement le Sceptre du Monarque qu’il avait retiré du buste de son ami quelques instants plus tôt.

– Il n’y a pas d’honneur dans les Bas-Fonds…, murmura Ash pour lui-même. Il regardait fixement la flaque de sang.

Un bruit de métal en provenance de la gouttière attira soudain l’attention de nos trois compères. Ataroth apparut soudain dans le cadre de bois de la fenêtre et bondit à l’intérieur de la pièce, les habits déchirés, tâché de sang et le bas de sa cape encore fumante. Ash se leva, les yeux écarquillés et un large sourire aux lèvres :

– CHEF !

– J’ai été retenu, mais…, Ataroth s’arrêta net en apercevant le corps de l’Artiste. La vache ! C’est vous qui avez fait ça ?!, s’exclama-t-il.

Sansho secoua la tête et avança de quelques pas, tendant au nouvel arrivant la carte blanche trouvée sur le corps. Ataroth la parcourut du regard, les sourcils froncés. La colère semblait monter rapidement en lui, si bien qu’il dû fermer les yeux  un instant avec force pour la contenir.

– Qu’est-ce qu’on fait, chef ?, coupa Ash.

Ataroth serra la carte dans sa main, la froissa, puis la jeta dans la cheminée sans ouvrir les yeux.

– La garde est en bas, ils vont débarquer d’une seconde à l’autre, on laisse tomber et on rentre !, ordonna Ataroth.

– Mais Ata… on doit frapper à notre tour ! C’est l’heure des représailles et… Un martelage sonore sur la porte de bois interrompit les échanges des Roses Noires :

– Monsieur ? Le capitaine Shôko est là, il… il veut s’entretenir avec vous.

– Les Anars Chics vont payer, mais plus tard !, lança sèchement Ataroth.

Sansho obtempéra à contre-cœur puis s’élança sans plus de cérémonie en direction de la fenêtre. Tek bondit le premier et dévala la gouttière en un éclair, suivi par Ash.

– Monsieur ? Tout va bien ?!, la poignée fut secouée avec hargne, mais le verrou ne céda pas et la porte résista impeccablement. Sansho entama la descente avec prudence. Il glissa le long du tuyau métallique jusqu’au sol et disparu rapidement dans la ruelle la plus proche. Ataroth bondit à son tour sur le rebord de la fenêtre et attrapa d’une main la gouttière.

À cet instant, la porte vola en éclat et un éclair de lumière blanche illumina la pièce ; le capitaine Shôko venait de désintégrer l’obstacle de bois massif grâce à Magdrasyl et pénétra dans le bureau sans attendre, lame en avant.

Ataroth se figea. Ils s’affrontèrent du regard un instant sans rien dire, puis Shôko détourna les yeux en direction du corps de l’Artiste. Il revint fixer aussitôt le hors-la-loi, son arme toujours pointée dans sa direction. Ataroth aurait voulu lui dire qu’il n’y était pour rien, mais c’était inutile sans preuves pour soutenir ses propos et il était hors de question que le capitaine ne trouve les Anars Chics avant lui ; c’était devenu personnel. Il se contenta d’exprimer du regard une certaine sollicitude, un véritable embarras, avant de se laisser glisser le long du tuyau.

Shôko baissa son arme ; il était arrivé trop tard.