
Je vous parlerai de batailles, de morts à venir,
Et d’autres qui restent à mourir.
À l’agonie des brasiers, les volutes pourpres se jettent au ciel,
Aveugles, sous un soleil noir de suie et de charbon.
Souvenirs des aciers, des terres souillées au rouge ;
Les pavés sont des îles qui se noient.
Rescapé du naufrage, j’irai de maisons en maisons.
Sur ces paliers brisés, le regard cendré,
Loin des tumultes de la guerre, je poserai ma main sur ceux
Qui pleurent leurs disparus ;
Je dirai alors mes condoléances
Aux parents des sacrifiés, à de futurs orphelins,
Et aux amours arrachés.
Je marcherai dos à la nuit jusqu’à ce que mes pas me ramènent à toi.
Nous resterons ensemble, enfin, dans le silence des baisers
Jusqu’à ce que nous soyons rattrapés par le vacarme des combats
Qui ont déjà commencé.
Alors se présentera sur le palier un inconnu qui me ressemble ;
Il posera la main sur nous avant de nous dire ses condoléances
Pour tout ceux que nous avons aimés.
Les amants de Tristemur,
Anonyme, Âge d’Andar, 1-1430
Manuscrit conservé à la Grande Bibliothèque Royale.
Un épais drapé de nuages, comme un suaire crasseux, venait de livrer les sentiers de la campagne Grisélénienne aux scintillements pâles et électriques des réverbères qui les jalonnaient. Sans les lueurs vives des deux lunes, les arbres fruitiers, les bosquets de mûres et les foyards centenaires ne paraissaient plus si rassurants, jetant leurs branches fines aux feuilles tombantes ou leurs épines au dessus de la grande route d’Allévogue, comme des pantins désarticulés agités par les vents. Plus sonore que ces grincements d’automne, la démarche hâtive d’un voyageur se fit soudain entendre sur le pavé, résonnant dans le soir tombé d’un écho sec et pinçant. Cette course effrénée faisait déguerpir peu à peu les plus téméraires des lapinoules qui depuis toujours pullulent aux abords du Grand marché du croisement des Deux-moulins. Un voyageur encapuchonné apparut bientôt au sommet de la petite butte céréalière de Monte-piquet, sur laquelle poussent, couvés par les bras décharnés d’épouvantails plus prompts à effrayer les citadins que les ornelettes, les orgemalts les plus fins du royaume. L’inconnu avançait à vive allure à travers les ombres agitées tout en fouillant dans sa besace avec une nervosité palpable. Essoufflé autant qu’agacé, celui-ci finit par s’autoriser une halte à proximité d’une rambarde de bois vermoulu afin de profiter de la lumière blafarde d’un lampadaire pour tirer de son sac mité une vieille pipe d’orme finement taillée dans laquelle il enfourna maladroitement une pincée d’herbes sèches avant de les embraser. Le souffle court, il précipita la bouffarde à sa lippe et prit une profonde inspiration avant de laisser échapper doucement de sa bouche entrouverte une épaisse fumée brasillante. Il soupira, et s’adossa quelques secondes contre la rambarde pour contempler le lampadaire avec perplexité.
– …Il y avait le long de ces routes d’immenses brasiers incandescents, contenus par de larges margelles empierrées et recouverts des emblèmes royaux. Ils éclairaient, bien sûr, et guidaient les voyageurs égarés, mais en mêlant aux fagots d’orgemalts quelques gouttes de liqueur de noisette torréfiée, ils éloignaient également les gobelins et les orques ! C’est tout du moins ce que prétendaient les gnomes qui vivaient dans la région. En réalité, Allévogue fut bien vite infestée de chinchiloups de la forêt de Riveverte, qui jouxte ce coteau, et l’intégralité des étendards du roi furent rongés jusqu’au piquet. Les chinchiloups, eux, grossissaient à vue d’œil, si bien qu’après quelques mois nous… nous…
Il s’arrêta net, avant d’inspirer longuement puis d’expirer lentement l’épaisse fumée brune aux arômes profonds et suaves.
– Mais tout cela, tu le sais déjà, n’est-ce pas ?
Il réajusta sa capuche plus avant sur son visage, prit une nouvelle bouffée et reprit sa marche, ainsi que ses élucubrations de somnambule :
– Ces maricadaires aux lueurs froides qui ornent les grandes voies vers la capitale ne savent rien des chinchiloups, prétentieux tels les lunes alors qu’ils n’ont même pas la lueur bravache des lucioles, et qu’ils n’éloignent ni les orques, ni les gobelins, mais ils portent un secret tout autre.
Le vagabond venait de dépasser l’intersection des Deux-Moulins lorsqu’il aperçut une auberge de route qui lui était totalement inconnue.
– N’est-ce pas ici que se trouvaient Les écuries du Prince ? Ont-elles disparu, elles aussi ? Ce ne serait pas si étonnant, cela fait longtemps que nous…
Un grondement – ou plutôt un grincement – sourd, comme un râle étouffé par un bois sec, vint rompre le silence de la nuit. Le voyageur fit brusquement volte-face afin de scruter attentivement les ombres qui le précédaient ; il détailla scrupuleusement les environs sans que rien ne bouge. Les branches même semblaient avoir cessé de s’agiter. Derrière lui, la nuit se faisait plus sombre sous le poids des cumulus orageux qui s’amoncelaient au dessus de sa tête.
– Calme-toi, mes histoires ne sont pas encore terminées…, lança-t-il sèchement à la nuit.
Il sentit sur sa peau une pluie épaisse qui commençait à tomber. Il rentra aussitôt ses avant-bras à l’abri de sa pèlerine et reprit sa route d’un pas plus véloce encore, jetant compulsivement un œil derrière son épaule à chaque fois que le sentier oscillait légèrement. Il étouffa une toux rauque, recrachant par la même occasion une bouffée trop dense de tabac. La pipe semblait s’épuiser et, afin de ne pas la mouiller, l’inconnu décida de bouder son plaisir et de la ranger dans la besace de cuir usée qui ornait son flanc, dissimulée sous sa longue cape rongée par les intempéries.
Bientôt, il devint difficile de distinguer sa silhouette dans la brume qui se levait sur la région, sous la chape sinistre des nuages noirs de la tempête qui allait commencer ; le vagabond avait disparu. Derrière lui, pas le moindre lapinoule ne réapparut. Un vernis silencieux avait recouvert la campagne, en attendant les premières hargnes de l’orage dont les ires commençaient à retentir à l’horizon.
◊
Un frisson parcourut le dos de Sadak Mistapok, vieux gnome et protecteur de l’Ancien depuis de nombreuses années. Cela faisait plus de deux heures qu’il montait la garde devant la porte close du Poney Bizarre, l’auberge de Brenne, dans laquelle avait lieu la réunion secrète des dignitaires du canton. Il n’entendait pas grand chose aux discussions, quelques bribes d’empoignades rapidement étouffées par le bruit des violentes averses qui venaient d’éclater quelques dizaines de minutes plus tôt. Il n’avait pas su capter suffisamment d’informations pour pouvoir reconstituer l’ensemble du débat. Il les avait entendus, bien sûr, aborder de vieilles rancœurs quant à la gestion des éclairages publics, ce qui avait provoqué de vifs échanges, obligeant le noble garde de l’Ancien à intervenir pour empêcher Nip Dukerkinois, le notable de l’association des cultivateurs d’orgemalt, d’enfoncer sa calculatrice en bronze dans la gorge de Dirpo Nefumol, notaire et membre affable du club de lancer de cochonel, « par le bas ».
Entre ces escarmouches, le temps passait lentement pour Sadak. Il brandissait mollement sa fourche d’acier trempée à chaque bourrasque, pensant sans conviction voir surgir un quelconque gobelin. Il en était même venu à espérer l’apparition d’un danger qui chasserait l’ennui qui l’engourdissait. Depuis que la pluie avait commencé à tomber, Sadak était condamné à rester sous le porche de l’auberge, ne pouvant même plus faire le tour de la propriété pour se dégourdir les jambes. Les néons clignotants du panneau publicitaire du croisement promettait « une belle soirée au coin du feu », ce qui avait le don de l’énerver étant donné les circonstances.
Un bruit de pas vif et humide parvint soudain aux oreilles de Sadak, qui se redressa à l’approche d’un inconnu encapuchonné. Il brandit fièrement sa fourche et déclara fermement :
– Par Dalik Enorlakinol, Ancien, sage et protecteur de Riveverte et des berges d’Eauvive, arrêtez-vous !
L’étranger sortit lentement de l’ombre du grand chêne pour entrer dans la lumière des lanternes de l’enseigne du Poney Bizarre. Il s’arrêta net à quelques centimètres des pics de la fourche de Sadak.
– Allons, allons, l’ami. Je recherche simplement un gîte où m’abriter de l’averse et un couvert à la hauteur de la réputation de la région…
Il leva lentement les mains et ôta son capuchon, révélant ainsi une peau d’albâtre, deux longues oreilles pointues, un bouc épais, et des yeux long aux pupilles d’un vert clair profond dans lequel semblait courir quelques nuances violacées : il ne pouvait donc être un des sangs d’alliance.
– Nom de… un And… un andar, mais je, vous… c’est impossible !, balbutia Sadak en baissant rapidement sa fourche.
Manifestement, le vieux gnome semblait tétanisé. Le voyageur gravit lentement les trois marches qui séparaient le sentier boueux du porche chaleureux de l’auberge. Il arriva aux côtés du gnome et le dominait maintenant de plusieurs dizaines de centimètres ; les andari étaient réputés pour être plus grand que les sangs d’alliance et celui-ci ne faisait pas défaut à cette réputation. Il portait un bandeau de tissu vert délavé qui retenait en arrière de longues dreadlocks de couleurs châtain foncé, une cape grisâtre épaisse et très abîmée recouvrait sa veste de velours pourpre ceintrée au dessus d’un ceinturon fait de cordelettes lacées à la taille pour retenir un large pantalon sable, raccommodé de part et d’autre de quelques pièces de tissus colorés. Il portait d’épaisses bottes de cuir dans lesquelles était enfoncé son pantalon. Sadak, ayant pratiquement réussi à digérer sa surprise, tenta de reprendre la discussion :
– Je… je suis désolé, j’ignorais que vous étiez, je… je pensais que les andari étaient tous…, je ne… enfin, je sais que la Grande gardienne du jour est…
– Calmez-vous, ce n’est rien !, l’interrompit doucement le voyageur, l’hospitalité des habitants de la région ne me semble plus être ce qu’elle était !
– Non, non, monsieur, pas du tout… mais avec les rumeurs qui circulent en ce moment, mieux vaut être prudent : ce sont les ordres de l’Ancien !, déclara fièrement Sadak.
– Que craignez-vous, garde de l’Ancien ? La trêve avec les malsongeurs n’est-elle plus en vigueur ?, demanda l’andar en essorant le bout de sa cape de ses deux mains puissantes.
Le gnome fronça les sourcils.
– Vous ne savez pas ? Un drame semble avoir frappé Blanchenuit ! Une ombre menace le royaume !
L’andar ne répondit pas. Il scruta quelques secondes l’obscurité qui s’étendait derrière Sadak avant de lui adresser un regard triste exprimant une profonde compassion. Il se retourna sans plus de cérémonie, se dirigea vers la porte et pénétra dans l’auberge, laissant le garde seul à l’orée de la nuit. Ce dernier, troublé par cette courte rencontre, alla mollement s’asseoir sur le long banc de bois qui faisait l’angle de la terrasse. Il s’emmitoufla dans sa cape et scruta le brouillard.
– Une ombre n’a jamais tué personne…, murmura-t-il pour se donner du courage.
◊
À l’intérieur, l’ambiance n’était pas à la fête. Un brouhaha de tous les dieux empêchait de distinguer la moindre conversation, et bien que les verres se vidassent à une vitesse prodigieuse, la chaleur de l’établissement provenait davantage de la grande cheminée occupant le fond de la salle que de sa clientèle agitée. Un vieil écran grésillait, suspendu aux poutres supérieures qui surplombaient le comptoir imposant derrière lequel Brenne, le tavernier, détaillait l’assemblée de son mauvais œil habituel.
L’écran échouait à faire apparaître entre deux ondes parasites des images inquiétantes de la capitale : Blanchenuit semblait s’être embrasée ce soir. Tandis qu’au premier plan une journaliste paniquée occupait l’espace d’une agitation communicative, sans parvenir à expliciter clairement la situation, d’épaisses flammes s’élevaient d’un bâtiment imposant ressemblant dramatiquement au palais du roi. L’image chevrotante retranscrite sur la dalle de marica poussiéreuse branchée trop loin des bornes de transmission n’arrangeait en rien la détresse verbale de cette pauvre journaliste, qui faute d’informations fiables se perdait en descriptions et en hypothèses littéralement fumeuses.
D’abord noyée par la cacophonie de la trentaine de personnes présentes dans la taverne, une discussion en particulier finit par devenir plus bruyante que les autres. Il s’agissait d’un échange entre Brenne, ancien sergent-instructeur des paladins de Douceplume qui, la retraite venue, s’était reconverti en tavernier, et Vidak de Bravidia, le célèbre aventurier qui avait découvert, il y a de cela 25 ans, la fameuse allée des zorekis mange-gob au cœur des montagnes désolées de Brumenoire et en avait ramené le grand bouclier du Hérault des rois et les lames perdues d’Ilhane Ananil.
– Beaucoup de bruits pour rien, j’vous l’dis! Probablement des gosses qu’ont trop arrosé la soirée avant de s’en griller une petite… Rien à craindre !, Déclara soudain Vidak, d’un ton faussement assuré.
Brenne frappa du poing sur la table.
– Des gamins ?! J’espère que tu plaisantes ! Des gamins beurrés auraient incendié BLANCHENUIT ?!, pouffa Brenne avant de s’accouder à son propre comptoir, le regard plein de défiance et de bière mal fermentée.
– Bah oui, MON GROS ! T’as jamais été jeune peut-être ? T’en as pas vidé des godets quand t’étais minot ? Avant tes 12 ans, tu t’en étais jamais pris une bonne ?! Dur à imaginer…, rétorqua Vidak en se levant, les deux mains sur son ceinturon.
On voyait à sa stabilité précaire que la gravité et l’alcool étaient un cocktail dangereux pour les héros grisonnants.
– Oooooh parle moi encore comme ça et on va voir qui va s’en prendre une bonne !, beugla Brenne en montant un index menaçant dans sa direction, une bouteille vide dans son autre main.
– SUR UN AUT’ TON !, gueula Vidak, en retroussant ses manches.
– Sur l’TON QU’J’VEUX, OUAIS !, répliqua Brenne qui aurait sans doute retroussé ses manches s’il n’avait pas porté ce soir là encore son éternel débardeur grisâtre, tâché d’alcools en tout genre et élimé au col, laissant apparaître sur le gras de son biceps gauche son tatouage de l’ordre des paladins : l’épée ailée.
Dalik Enorlakinol, l’Ancien, s’était installé près de la cheminée, à proximité du bar. Il arborait un couvre-chef traditionnel monté d’une plume d’ornelette et une longue barbe blanche, toutes deux presque aussi hautes que lui, ainsi que de grandes lunettes rondes en bois qui glissaient sans cesse le long de son interminable nez fin et rougeaud. Il était petit, même pour un gnome, et avait dû empiler quelques ouvrages sur sa chaise pour arriver au niveau des autres. Il n’était pas vraiment épais, en tout cas pas suffisamment pour un gnome et préférait passer son temps à fumer la pipe plutôt qu’à s’empiffrer comme le faisaient avec talent ses congénères. Afin de faire retomber le vacarme ambiant et attirer sur lui l’attention, l’Ancien tapota vigoureusement sur le pot de cuivre qui décorait la cheminée avec son long bâton de bois. Brenne et Vidak baissèrent d’un ton, suivis progressivement par l’ensemble de la salle. L’Ancien se hissa sur la pile de livres de mixologie dont il se servait alors comme coussin et se tourna vers la salle :
– Ce ne sont pas les enfants, je vous l’dis, les cours d’eau ont parlé, les signes sont bien là : ce sont LES OMBRES !
La foule se leva comme un seul homme, alors que Vidak se rasseyait, déçu de n’avoir pu obtenir le soutien de l’Ancien. Brenne le toisait maintenant d’un regard narquois et vitreux, un léger sourire figé aux lèvres.
– L’Ancien a raison ! Encore un coup des Malsongeurs !, cria Alphonse de Guiselys, premier forgeron de Griselune, depuis le fond de la taverne. On ne peut pas leur faire confiance ! JE VOUS L’AVAIS DIT !
– …Ou de la guilde des Extractrices ?! Ces espèces de sales petites sal…, entama Brenne à nouveau avant d’être coupé par l’Ancien :
– NON, NON, NON ! Par la sève de mon sapin ! Ce n’est pas une intrigue ordinaire, NOUS SOMMES TOUS MENACÉS !, s’égosilla l’Ancien, lui qui n’avait d’ordinaire jamais à hausser le ton. La foule se figea, les yeux écarquillés. L’Ancien fronça les sourcils pour durcir son expression. Il marqua une pause, le temps de sortir de l’une de ses poches une longuepipe et d’y fourrer quelques feuilles de Mithoulé. Alors que résonnaient quelques chuchotements aux quatre coins de la pièce et qu’Annie commençait à sangloter, assise au comptoir, l’Ancien reprit de plus belle :
– Je vous le dis, nous ne sommes en sécurité nulle part, aujourd’hui ! Quelque chose de terrible vient de commencer, terrible… une ombre…
Le souffle court, l’Ancien se laissa retomber sur son tas de bouquins. Il alluma sa pipe et prit une longue bouffée de « degré supérieur de compréhension du monde ».
Brenne se gratta le menton. Il plissa les yeux quelques instants, alors que plus personne n’osait prendre la parole et que chacun cherchait dans les yeux de son voisin un regard rassurant ou un sourire positif. Il balbutia quelques mots, comme pour s’échauffer, et finit par prendre la parole à nouveau.
– Mais… l’ombre de qui ?
Soudain, les bougies et les lustres vacillèrent, manquant de peu de s’éteindre. Une voix alors inconnue retentit.
– Mes pauvres enfants, vous ne savez vraiment rien des tragédies de Blanchenuit, n’est-ce pas ?
Tous se tournèrent vers l’entrée et, devant le grand rideau de velours bordeaux qui recouvrait la porte, au sommet des trois marches qui séparaient l’huis du parterre de la salle principale, se dressait un individu trempé, emmitouflé dans une longue cape miteuse, une sacoche vieillie en bandoulière. Il était immobile, le visage tiré. La lumière des bougies se ragaillardit pour faire apparaître plus nettement le visage fermé de l’étranger. Il avait écouté silencieusement, sur le pas de la porte, toute la discussion et attendait le moment propice pour faire son entrée. La salle était estomaquée : toutes les personnes présentes encore en état de distinguer leur main droite de leur pied gauche venaient de voir surgir devant leurs yeux un andar en guenilles. Il descendit les marches sans que personne ne se sente le courage de refermer la bouche pour la rouvrir :
– Après que Blanchenuit, une fois encore, est défigurée par les flammes et que déjà vos morts reposent au tombeau, alors que la guerre se prépare dans les couloirs du pouvoir… Griselune toujours ne sait rien !, déclara-t-il avant de s’asseoir au bar sur le tabouret libre au côté d’Annie Lynelor qui avait laissé tomber son plateau sur le plancher. Elle ne quittait pas l’andar des yeux. Il lui fit un signe de la tête en guise de salutation et Annie poussa un petit cri de surprise.
L’Ancien posa sa pipe toute fraîche sur la table de bois massif et attrapa à tâtons sa pinte de bière tiède. Il en bu une grande lampée, rajusta son immense paire de lunettes, avant de prendre la parole :
– Vous… vous êtes un andar ?
– Je le suis…, répondit le voyageur, qui essorait maintenant l’ourlet de sa manche droite d’un air sérieux. Il tourna ensuite, lentement, ses grands yeux verts en direction de Dalik qui le toisait avec méfiance :
– Mais… excusez notre surprise, mais…, reprit-il avec précaution.
– Je sais !, l’interrompit sans violence l’andar. Vous pensiez que les andari avaient tous disparu, et que seule demeurait à vos côté la Grande gardienne du jour. Et bien aujourd’hui, je réapparais…
– Mais qui êtes-vous ?, finit par demander Dalik Enorlakinol.
– Vous pouvez m’appeler Danevellañ Revel…, répondit-il en sortant de sa poche sa pipe de bois. « Le diseur d’Histoire » en andarique.
– Vous êtes l’un des Hauts conteurs ? Un raconteur de légendes ?, s’exclama Annie. À peine eut-elle fini de parler qu’elle rougit de manière spectaculaire et se recroquevilla sur elle-même, les deux mains devant la bouche comme si elle venait de dire une bêtise. L’andar tourna la tête vers elle et sourit.
– Oui. Je suis le conteur des conteurs et je porte avec moi l’ensemble des mots du monde, mais mes histoires ne sont ni des légendes, ni des mythes, mais des vérités plus claires et impitoyables que n’importe laquelle des gestes héroïques de vos mémoires abîmées. Il se tourna à nouveau vers l’Ancien. Sans vouloir vous offenser Dalik.
Dalik ne supportait guère habituellement qu’un étranger l’appelle par son prénom, mais les circonstances ce soir-là étaient particulières. Il prit une grande inspiration dans sa pipe et fronça les sourcils.
– J’ai d’ailleurs bien connu votre ancêtre, Almi Enorlakinol. Un gnome honnête et courageux, bien qu’il ne fût pas capable de tenir son alcool., ajouta Danevellañ Revel. Les oreilles de Dalik se dressèrent et une expression de surprise envahit son visage.
– Arrière Grand Papi Mimou ?!, s’exclama-t-il.
Des rires étouffés bruissèrent dans l’assemblée, à l’énoncé de ce sobriquet ridicule. D’ordinaire, personne n’osait se moquer de l’Ancien et encore moins de ses ancêtres, tous de vénérables sages qui avaient beaucoup apporté à la communauté des peuples de Griselune. Danevellañ Revel se releva pour se tourner vers Brenne, qui souriait encore bêtement de la tournure des évènements.
– Je vous dirai tout ; les chaines brisées, les véritables disparus et les héros. Je vous dirai les flammes qui ont brûlé et le sang qui a coulé. Je vous dirai tout… contre un repas chaud et une bière bien fraîche ! Je n’ai rien pour vous payer, mais vous saurez ce qu’aucun écran ni aucune prophétie ne pourrait vous dévoiler.
Il se tourna sans attendre de réponse vers la salle où la foule le scrutait avec attention, à l’exception de Vidak qui avait fini par s’endormir. La salle semblait conquise. L’andar se tourna à nouveau vers Brenne, qui n’avait fait que grommeler et baver.
– Qu’en dites-vous… paladin ?
Brenne se redressa en marmonnant un patois incompréhensible, l’œil de travers. Traditionnellement, c’était sa femme qui décidait de qui pouvait manger à l’œil et, traditionnellement, ce n’était personne ! Il regarda tout d’abord l’Ancien, qui fumait beaucoup trop vite sa Longuepipe et qui, vexé ou trop mithoulé –comme on dit-, ne prêtait plus attention à rien et parlait tout seul en patois. Il chercha ensuite du regard dans la foule un peu de soutien mais tous hochaient de la tête nerveusement, un large sourire aux lèvres. Ils semblaient tous la vouloir, cette histoire, et leurs regards avaient des allures de suppliques. Ses yeux enfin croisèrent ceux d’Annie, sa fidèle assistante, qui le fixait avec insistance, les deux coudes posés sur le bar, la tête solidement plantée dans ses mains.
– Dis oui ! Dis oui ! Dis-oui… dioui dioui ! Diui diui diuidiuidiui !, soufflait-elle nerveusement.
Brenne se gratta l’arrière du cou de la main gauche, le menton de la main droite et finit par soupirer un bon coup. Il laissa échapper un soupir de dépit, sortit une pinte presque propre de sous son comptoir et ouvrit les vannes de la tireuse.
– Pardonnez-moi, monsieur…, dit-il à l’attention de Danevellañ Revel, mais je n’ai plus que de la bière artisanale maison en pression, j’espère que vous aimez l’amertume. Parce que c’en est.
Il posa un sous-bock personnalisé « Poney Bizarre » sur le comptoir, devant l’andar, et y déposa la pinte de « PisseDru » d’un geste appliqué. Votre repas suivra sous peu, j’espère que vous aimez le sangliours aux caritons, c’est notre spécialité.
– Parfait ! Je n’ai pas mangé de sangliours depuis… une éternité.
La salle entière se laissa aller à un tonnerre d’applaudissements pour Brenne qui, sans le savoir, venait d’échapper à un lynchage collectif. Cette liesse soudaine réveilla en sursaut Vidak, qui se leva d’un bond en hurlant « ZooOOOOoorekis » ! Il saisit dans le mouvement son épée et donna un coup rotatif en direction du Zoreki Mange-Gob imaginaire en question. Sa lame finit sa course dans la poutre qui se trouvait derrière lui, à quelques centimètres au dessus de la tête du gnome Grimol Barbukil, le plus grand cultivateur d’orifleurs de la région – qui heureusement pour lui, était plutôt petit. Toute la salle éclata de rire, à l’exception de ce dernier qui venait de voir la plume de son plus beau couvre-chef sauvagement raccourcie, et de Vidak, qui prit un violent bourre-pif avant même d’avoir eu le temps de dire « boudiou ! ». Notre héros sur le retour tomba raide sur sa table, faisant voler en éclat le reste de sa pinte et le demi saucisson sec qui traînait là. Il put reprendre sa sieste, confortablement vautré dans les débris de ce qui était autrefois sa tablée. Grimol venait de se libérer une chaise et il put s’asseoir, le regard plein de satisfaction et de liqueur d’orifleurs maison qu’il transportait toujours dans une flasque de cuivre, dans la poche intérieure de sa veste.
Danevellañ Revel prit une grande gorgée de bière. Il n’avait pas bu pareil breuvage depuis bien longtemps et, bien qu’il ne fût pas à la hauteur des souvenirs qu’il avait des bières de la région, celui-ci fit sur lui l’effet d’un nectar divin. Il prit quelques instants pour savourer les réminiscences de cette gorgée de bière lambic. Un parfum fort en céréale, l’aigreur d’un brassage à cuve ouverte et la rondeur des pressions très peu pétillantes de l’est de la région de Griselune. La nuit lui semblait plus lointaine à présent.
La salle entière s’était approchée du conteur, à l’exception de Vidak qui servait maintenant de coussin aux trois farfadets de la guilde des Éplucheurs, Mik, Sek et Pik, et de l’Ancien qui, manifestement, n’était plus tout à fait là et préférait fumer son Mithoulé que de participer aux échanges. Personne n’osait interrompre le conteur, mais tous avaient hâte d’entendre son histoire. Le silence se fit rapidement et, malgré quelques chuchotements lointains et les ronflements encore discrets de Vidak, tout était parfaitement calme. Le conteur se tourna vers l’assemblée, adossé au comptoir, sa pinte de bière dans la main droite, sa pipe dans la main gauche, il se racla la gorge et commença :
– J’imagine que nombre d’entre vous ont déjà battu le pavé de la cité royale de Blanchenuit ? Que ce soit pour livrer vos légumes, les jours du grand marché, ou en simple touriste ? Vous avez dû arpenter la voie royale de la ville haute, soumettre votre ombre aux torches flamboyantes de l’avenue des guildes ou encore traverser en priant la place de la liche d’or, carrefour des petits bourgeois téméraires en mal d’aventures et des malandrins du plus bas étage, où se mêlent aux vapeurs veloutées et fruitées des parfums des filles de la rue les preuves discrètes des rixes passées et les indices des bagarres éthyliques à venir. Vous avez peut-être, gourmets, dégusté l’un des mélanges-à-boire aux légumes fermentés du Dernier bar debout de la grande rue des équarrisseurs ou encore flâner entre chien et loup dans le parc aux lucioles du quartier des tailleurs ?
L’assemblée ne moufta pas. Danevellañ Revel but une lampée de sa bière et reprit aussitôt :
– Mais je suis certain que vous n’avez jamais eu à faire aux mercenaires de la Rose Noire ?…
Aussitôt, Brenne tapa du poing sur le comptoir, ce qui fit sursauter l’assemblée, comme un seul homme.
– J’EN ÉTAIS SÛR, OUI ! Ils existent !
– Y’paraît qu’ces gars là peuvent tout trouver ? Enfin, j’dis ça, j’sais pas. C’est c’qu’y s’dit !, s’écria Vilhem de Brume, le maître charcutier mélomane, Haut compagnon de la saucisse grisélénienne.
– Il paraît que même le capitaine Shoko n’arrive pas à les arrêter.
– …Qu’ils dérobent ou dénichent les artefacts disparus et les vendent aux plus offrants ?
– Moi, j’ai connu un gars qui connaissait un type qui…
Les anecdotes de l’assemblée étaient nombreuses, et une certaine cacophonie s’installa de nouveau. Heureusement, le silence revint rapidement, après que chacun eut pu établir un lien personnel avec les Roses noires.
– Ce sont eux qui sont responsables de tout ça ?!, demanda finalement Brenne en frottant de manière frénétique un bol en céramique tout juste lavé qui n’avait certainement pas mérité tant d’acharnement.
– D’une certaine manière… La responsabilité des grands temps de l’Histoire reposent rarement sur les épaules seules de quelques malheureux. Écoutez très attentivement et vous trancherez…, reprit Danevellañ Revel.
Il prit une longue bouffée de tabac qu’il recracha lentement. Il sortit de sa poche une poudre jaune et la lança en l’air. Au contact de la fumée, la poussière se mit à dessiner des formes, à scintiller, et plus les volutes de fumée de l’andar se faisaient épaisses, plus les particules de poudre scintillaient et se déplaçaient. Bientôt, des motifs apparurent dans la fumée presque palpable qui surplombait l’assistance. Il s’agissait de la ville de Blanchenuit, sous un ciel étoilé, dessinée par une poudre qui au contact des vapeurs du tabac aux fleurs ambrées et zestes d’orange s’enflammait pour devenir plus mobile et brillante que les lucioles d’Allévogue. Danevellañ Revel contempla la salle émerveillée par ce spectacle et sourit, avant de commencer son histoire :
– Il a été et sera ainsi, car tout a commencé dans les quartiers supérieurs de la cité royale de Blanchenuit, il y a de cela quatre lunes…